Les terribles dangers de promouvoir une guerre étasunienne par procuration en Ukraine (traduction)

Les terribles dangers de promouvoir une guerre étasunienne par procuration en Ukraine

S’il y a effectivement un changement de stratégie qui fera passer à un autre niveau la confrontation avec la Russie, nous devons savoir dans quoi nous nous engageons.

par Anatol Lieven, Responsible Statecraft, 27 avril 2022
Texte original en anglais [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]

À en juger par ses dernières déclarations, l’administration Biden est de plus en plus déterminée à utiliser le conflit en Ukraine pour mener une guerre par procuration contre la Russie, avec pour objectif l’affaiblissement, voire la destruction, de l’État russe.

Cela signifierait l’adoption d’une stratégie que tous les présidents des États-Unis ont pris bien soin d’éviter pendant la Guerre froide : le parrainage d’une guerre en Europe, qui comporte un risque élevé d’escalade vers une confrontation militaire directe entre la Russie et l’OTAN, confrontation pouvant se terminer en catastrophe nucléaire. Le refus des États-Unis et de l’OTAN de soutenir des rébellions armées contre le régime soviétique en Europe de l’Est n’était évidemment pas fondé sur une quelconque reconnaissance de la légitimité du régime communiste et de la domination soviétique, mais sur un simple calcul lucide des risques effroyables encourus par les États-Unis, l’Europe et l’humanité tout entière.

Une mise en garde s’impose toutefois : si une partie de la société russe éprouve un réel malaise à l’égard d’une guerre agressive contre les Ukrainiens – qui, aux dires de Moscou, sont après tout un « peuple frère » –, une guerre pour contrer des tentatives étasuniennes de causer du tort à la Russie et de l’assujettir aurait un attrait public bien plus marqué.

Lors de sa visite à Kiev le 24 avril, le secrétaire étasunien à la Défense, Lloyd Austin, a déclaré que les États-Unis souhaitent voir « la Russie affaiblie au point de ne plus pouvoir agir comme elle l’a fait en envahissant l’Ukraine ». Le même jour, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré à la télévision russe qu’en fournissant des armes lourdes à l’Ukraine, l’OTAN était désormais « essentiellement » engagée dans une guerre par procuration contre la Russie.

  1. Lavrov a comparé le danger nucléaire actuel à celui posé par la crise des missiles de Cuba. Nous ferions donc bien de nous rappeler aujourd’hui à quel point l’humanité a frôlé l’anéantissement nucléaire à l’automne 1962. L’espace d’un moment, le sort du monde n’a tenu qu’à la sagesse et à la prudence d’un seul officier de la marine soviétique à bord d’un sous-marin d’attaque nucléaire : le commandant (plus tard amiral) Vassili Arkhipov (le personnage joué par Liam Neeson dans le film sur l’accident nucléaire survenu l’année précédente sur le sous-marin K-19, à bord duquel Arkhipov servait en tant que commandant en second).

Deux des remarques de Lloyd Austin méritent un examen plus poussé. La première est que l’affaiblissement de la Russie est nécessaire pour l’empêcher de répéter ailleurs son invasion de l’Ukraine. Cette déclaration est soit dénuée de sens, soit hypocrite, soit les deux. Il n’y a aucun signe que la Russie veuille ou puisse envahir d’autres pays. Pour ce qui est d’une attaque contre l’OTAN, la piètre performance de l’armée russe en Ukraine aurait dû montrer très clairement qu’il s’agit d’une pure chimère. Si la Russie ne peut pas capturer des villes situées à moins de 30 km de sa propre frontière, l’idée d’une attaque contre l’OTAN est ridicule.

En ce qui concerne la Géorgie, la Moldavie et le Bélarus, la Russie détient déjà les positions dont elle a besoin dans ces pays. La présence militaire de la Russie en Arménie et dans le Haut-Karabakh est à la demande des Arméniens eux-mêmes, et elle est effectivement essentielle pour les protéger contre la Turquie et l’Azerbaïdjan. Et lorsqu’il s’agit de combattre l’extrémisme islamiste en Asie centrale et ailleurs, les intérêts de la Russie et ceux de l’Occident sont en fait alignés.

Lloyd Austin a affirmé par ailleurs que, selon les responsables étasuniens, l’Ukraine peut « gagner » la guerre contre la Russie si elle dispose des équipements adéquats et du soutien de l’Occident. La question est de savoir ce que signifie « gagner ». Si « gagner » signifie pour l’Ukraine préserver son indépendance, sa liberté d’adhérer à l’Union européenne et sa souveraineté sur la plus grande partie de son territoire, alors « gagner » est un objectif légitime et nécessaire. De fait, grâce au courage ukrainien et à l’armement occidental, cet objectif a déjà été atteint dans une large mesure.

L’objectif initial de Moscou, qui était de renverser le gouvernement ukrainien et de soumettre toute l’Ukraine, a totalement échoué. Compte tenu des pertes subies par l’armée russe, il semble très improbable que la Russie puisse capturer d’autres grandes villes ukrainiennes et, a fortiori, conquérir l’ensemble de l’Ukraine.

Si, en revanche, l’on entend par « gagner » la reconquête par l’Ukraine – avec l’aide de l’Occident – de tous les territoires perdus à la Russie et aux séparatistes soutenus par la Russie depuis 2014, alors on doit s’attendre à une guerre perpétuelle, à des pertes et des souffrances monstrueuses pour les Ukrainien.ne.s. L’armée ukrainienne s’est magnifiquement battue pour défendre ses zones urbaines, mais attaquer des positions défensives russes retranchées en rase campagne serait une tout autre affaire.

De plus, puisque la Russie a annexé la Crimée et que la grande majorité du peuple russe estime qu’il s’agit d’un territoire national russe, aucun futur gouvernement russe ne pourra y renoncer. L’objectif d’une victoire ukrainienne totale implique donc bel et bien la destruction de l’État russe, ce que l’arsenal nucléaire russe a précisément pour but d’empêcher.

De telles déclarations comportent toutefois une ambiguïté désastreuse. Car si elles donnent à entendre que les États-Unis s’engagent à aider l’Ukraine à se battre jusqu’à la reconquête de tous les territoires pris par la Russie depuis 2014, y compris la Crimée, alors ces propos impliquent une guerre permanente qui vise la destruction de l’État russe : en effet, aucun gouvernement russe ne cèdera la Crimée, à moins d’un effondrement de l’État, et aucune opération ukrainienne sur le terrain ne parviendra à reconquérir ces territoires, pour des raisons géographiques. En outre, si jusqu’à présent la Chine a fait preuve d’une grande retenue dans son soutien à la Russie face à l’Ukraine, Pékin ne pourrait tolérer une stratégie étasunienne visant la destruction de l’État russe et, par voie de conséquence, l’isolement complet de la Chine.

Une stratégie étasunienne qui voudrait utiliser la guerre en Ukraine pour affaiblir la Russie est bien entendu totalement incompatible avec la recherche d’un cessez-le-feu et même d’un accord de paix provisoire. Elle obligerait Washington à s’opposer à tout règlement de ce type et à continuer à alimenter la guerre. De fait, il a été très frappant de constater la faiblesse du soutien public des États-Unis à l’égard des propositions de paix très raisonnables présentées par le gouvernement ukrainien à la fin du mois de mars.

Du reste, un traité ukrainien de neutralité (tel que proposé par le président Zelensky) est un élément absolument incontournable de tout règlement – mais affaiblir la Russie implique de maintenir l’Ukraine comme allié de facto des États-Unis. La stratégie étasunienne évoquée par Lloyd Austin risquerait de pousser Washington à soutenir les nationalistes ukrainiens partisans de la ligne dure, contre le président Zelensky lui-même.

Les pertes subies par l’armée russe laissent croire qu‘une fois que la Russie aura conquis l’ensemble du Donbass (en supposant qu’elle y parvienne), Moscou passera militairement à la défensive et proposera un cessez-le-feu comme base initiale des négociations de paix. L’Occident fera alors face à une décision difficile : soit accepter l’offre de cessez-le-feu et recourir à des moyens économiques pour amener la Russie à proposer des conditions acceptables, soit armer l’Ukraine et l’encourager à lancer une contre-offensive massive.

Combien de temps la Russie accepterait-elle une telle stratégie occidentale avant de choisir l’escalade pour tenter de terrifier les Européens et pour les inciter à se distancier des États-Unis et à rechercher un accord de paix ? Même si une guerre directe entre la Russie et l’Occident pouvait être évitée, combien de temps l’unité des pays occidentaux survivrait-elle dans ces circonstances ? Jusqu’à présent, les attaques russes visant à empêcher les livraisons d’armes occidentales se sont limitées au territoire ukrainien. Qu’adviendrait-il si elles devaient s’étendre au territoire polonais ? Et qu’adviendrait-il si l’Ukraine devait utiliser les armes occidentales pour lancer des attaques contre la Russie elle-même – comme l’a suggéré (avec une inconscience frôlant l’ineptie) le vice-ministre britannique de la Défense ?

Pendant toute la Guerre froide, aucun président des États-Unis n’a oublié que Washington et Moscou ont, tous deux, la capacité de détruire la civilisation humaine et même d’anéantir l’espèce humaine. C’est pour cette raison que l’administration Truman puis l’administration Eisenhower ont adopté une stratégie visant à « endiguer » l’Union soviétique en Europe, plutôt qu’à la « faire reculer » en soutenant militairement des insurrections antisoviétiques en Europe de l’Est.

Nos dirigeants d’aujourd’hui feraient bien de s’en souvenir. Ils devraient aussi se rappeler que lorsque les deux puissances se sont engagées dans des guerres par procuration hors de l’Europe, les conséquences ont été désastreuses pour elles-mêmes certes, mais plus encore pour les populations dévastées sur le terrain, qui sont devenues les pions de ces agendas des grandes puissances. N’avons-nous donc encore rien appris de l’histoire ?

 

Anatol Lieven est chercheur principal sur la Russie et l’Europe au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Il était auparavant professeur à l’Université de Georgetown au Qatar et au département d’études sur la guerre du King’s College de Londres.