Alors que les États-Unis retirent leurs troupes, réexaminons cette « bonne guerre »
par EMRAN FEROZ, The American Prospect, 14 juillet 2021
Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]
Il y a quelques jours, à la faveur d’une opération discrète, les troupes étatsuniennes se sont retirées de la base aérienne de Bagram au nord de Kaboul. Les alliés afghans n’en ont pas été informés. Les Étatsuniens auraient laissé sur place des centaines de boissons énergisantes, des repas prêts à consommer et des tonnes d’ordures, provoquant l’indignation des Afghan.e.s sur les médias sociaux.
Alors que la « plus longue guerre » des États-Unis touche à sa fin, de nombreux médias internationaux ont parlé de Bagram sans évoquer le sombre passé de cette base. Cela fait partie d’une histoire révisionniste qui passe sous silence le recours généralisé à la torture, les victimes civiles et la corruption violente causés par deux décennies de présence des États-Unis en Afghanistan.
Depuis l’administration Bush, Bagram a été le point central de la guerre étatsunienne en Afghanistan. Au début des années 2000, elle s’est transformée en une petite ville américanisée. Après avoir mené des opérations brutales dans des villages afghans, les troupes se régalaient de PFK et de Burger King. Des prisonniers, dont beaucoup étaient innocents ou détenus indéfiniment sans inculpation, ont été torturés et assassinés à quelques pas de ces comptoirs de restauration rapide. Le complexe de Bagram comprenait plusieurs prisons notoires, appelées « zones noires », des établissements funestes, typiques de la guerre menée par les États-Unis. C’est dans ces endroits que de jeunes hommes afghans ont été brutalement assassinés par des interrogateurs étatsuniens. Dilawar Yaqoubi, un chauffeur de taxi de 22 ans de la province de Khost, au sud-est, a été enlevé et battu à mort, en décembre 2002.
Dans l’ensemble, la couverture médiatique actuelle de l’Afghanistan s’apparente à celle — simpliste — du début des années 2000. De nombreux journalistes occidentaux se précipitent dans le pays pour produire rapidement le plus de contenu possible. Ne connaissant aucune des langues locales, ignorant totalement les coutumes et la culture régionales, incapables de comprendre la géopolitique du pays et de la région dans laquelle il se trouve, ces journalistes redonnent paresseusement vie à de vieux clichés racistes et orientalistes. Après 20 ans d’une guerre dans laquelle la coalition dirigée par les États-Unis a lamentablement échoué, ces stéréotypes ne devraient plus dominer la couverture médiatique de ce pays.
Bagram n’est pas le seul exemple de cette ignorance. Prenons le cas d’un récent article d’opinion de CBC News qui se concentrait sur le sort des soldats canadiens. Le journaliste Murray Brewster a décrit le district de Panjwayi, dans le sud de la province de Kandahar, comme « sauvage » et « violent », des termes tout droit sortis des rapports coloniaux britanniques du XIXe siècle. M. Brewster n’a même pas mentionné que la région n’était pas uniquement une sorte de « vivier de talibans ». Elle a également été le théâtre de certains des crimes de guerre occidentaux les plus effroyables de ces 20 dernières années. Le plus important d’entre eux a été le massacre de Kandahar, au cours duquel le soldat étatsunien Robert Bales a tué au moins 17 civils en mars 2012, dont des femmes et des enfants. En 2013, il a reconnu cette tuerie et a été condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle (Trump a envisagé sa grâce dans les derniers jours de sa présidence). Mais de nombreux détails du massacre restent inconnus. Dans un premier temps, de nombreux témoins afghans ont affirmé que Bales n’était pas le seul assassin, que plusieurs soldats, et notamment un hélicoptère, avaient attaqué deux villages éloignés l’un de l’autre. Une commission afghane mandatée par le président de l’époque, Hamid Karzai, est parvenue à une conclusion similaire. Cependant, Bales a été dépeint comme un loup solitaire et un psychopathe traumatisé, et c’est le seul qui fut jugé pour ce crime.
Selon la lecture sélective de M. Brewster et d’autres collègues, ces atrocités ne méritent guère l’attention. Trop de journalistes et d’analystes occidentaux font preuve de mépris et d’insensibilité à l’égard de la population du pays que les États-Unis ont envahi. Leur regard se focalise uniquement sur la violence de « l’autre » — les talibans, l’État islamique ou le terme générique de « terroristes » — tout en ignorant la violence et le bain de sang engendrés par l’occupation occidentale. Comment les États-Unis peuvent-ils se targuer d’être moralement supérieurs aux terroristes qu’ils prétendent combattre, et censément respectueux des lois internationales régissant la violence?
C’est peut-être ainsi que les médias peuvent présenter les frappes aériennes étatsuniennes comme étant « positives » et « nécessaires » contre les gains croissants des talibans. Mais en réalité, les avions étatsuniens, y compris les fameux drones prédateurs « précis », ont tué des milliers d’Afghan.e.s innocents au cours des deux dernières décennies. Les personnes ciblées par les États-Unis sont restées hors d’atteinte. Le fondateur des talibans, le mollah Mohammad Omar, est mort de causes naturelles en 2013. Jalaluddin Haqqani, une autre figure de proue des talibans, est mort en 2018. Le chef d’Al-Qaida, Oussama ben Laden, a été tué par une équipe des Navy SEAL en mai 2011, au cœur du Pakistan. Son adjoint, Ayman Al-Zawahiri, est peut-être encore en vie. Ces hommes ne se cachaient pas dans des villages afghans reculés, ceux-là même que les États-Unis ont bombardés. Selon les rapports, Omar vivait près d’une base aérienne étatsunienne dans la province de Zabul, et Ben Laden vivait hors de l’Afghanistan; il a passé ses dernières années à Abbottabad, une ville de garnison hautement sécurisée au Pakistan.
Depuis tout ce temps, les victimes afghanes de la guerre aérienne menée par les États-Unis ne sont toujours pas connues ni entendues. Elles sont sans visage, sans nom et à peine visibles, outre les « estimations » prétendument exactes des victimes, dont le degré de précision se résume au fait qu’elles sont publiées par Washington. Il y a quelques mois, j’ai rendu visite à un jeune homme dont le père, chauffeur de taxi, a été assassiné avec quatre de ses passagers en 2014. Ce crime a été perpétré à l’aide d’un drone étatsunien, dans la province de Khost. Ce fils, encore traumatisé par l’attentat, s’est dit heureux que les troupes étatsuniennes quittent enfin son pays. Pour de bonnes raisons. « Ils ont tué beaucoup de gens », m’a-t-il dit. « Leur place n’est pas ici ».
Ce qui était au départ une opération antiterroriste a abouti à une coopération totale avec des seigneurs de guerre rapaces, des politiciens corrompus et des barons de la drogue, dont le pouvoir s’en est trouvé consolidé. Nombre d’entre eux dominent encore la politique afghane. En 2009, on a appris qu’Ahmad Wali Karzai, l’un des plus célèbres barons de la drogue dans le sud de l’Afghanistan et demi-frère du président de l’époque, Hamid Karzai, avait travaillé pour la CIA pendant des années. Ahmad Karzai a été tué en juillet 2011 par son propre chef de la sécurité. Dans la même région, le général Abdul Raziq Achakzai, un chef de police bien connu et un autre proche allié des États-Unis, a été accusé de torture, d’enlèvement et de massacre. Il était également impliqué dans le lucratif trafic de drogue qui n’a cessé d’augmenter depuis l’invasion étatsunienne. Achakzai a été tué en 2018.
D’autres hommes forts aux pratiques douteuses sont toujours en vie et sont étroitement liés à la politique du pays. Assadullah Khaled, l’actuel ministre afghan de la Défense, est accusé de crimes similaires par Human Rights Watch et d’autres organismes de surveillance. Khaled disposait de salles de torture privées dans sa propre résidence lorsqu’il était gouverneur et chef du service de renseignement afghan, le NDS. En 2019, il a également été accusé du meurtre de trois employés des Nations unies, d’enlèvements et de sévices sexuels sur des mineurs. Le vice-président Amrullah Salehonce, qui dirigeait également le NDS, a commis d’innombrables violations des droits de la personne pendant la première phase de la « guerre contre le terrorisme ». Abdul Rashid Dostum, l’un des chefs de guerre les plus notoires d’Afghanistan, a été promu maréchal l’année dernière par le président Ashraf Ghani en personne. Dans les premiers jours de la guerre contre le terrorisme, Dostum et sa milice ont commis certains des crimes les plus brutaux de l’histoire afghane moderne, comme le massacre de Dasht-e Laili, où des milliers de prisonniers de guerre talibans et de civils ont été exécutés dans des conteneurs, dans un désert au nord de Kaboul.
Ce sont là quelques-uns des hommes avec lesquels les pays occidentaux ont collaboré. Toutes ces personnes ont également profité de la corruption à grande échelle. Ils ont volé des milliards de dollars de fonds d’aide qu’ils ont réinvestis dans des manoirs à Kaboul et des propriétés luxueuses aux Émirats arabes unis. Ils ont constitué des armées privées pour commettre encore plus de violations des droits de la personne. Les États-Unis et leurs alliés sont complices de tous ces crimes. Ils ont activement soutenu ces criminels et ont estimé que c’était nécessaire pour poursuivre la guerre contre le terrorisme.
Les États-Unis n’ont pas développé une seule institution démocratique en Afghanistan. Au contraire, les seigneurs de guerre et la corruption sont devenus partie intégrante de la culture politique du pays comme jamais auparavant. Les dernières élections démocratiques, comme toutes les élections organisées par une république prétendument démocratique, ont été une mascarade absolue. Les dirigeants politiques du pays n’ont pas été élus par les électeurs afghans; ils ont été sélectionnés par Washington.
Et après 20 ans d’échec, de nombreux observateurs occidentaux préfèrent encore vivre dans une bulle.