L’incident du ballon chinois : le drame dans le drame
Par Mel Gurtov, The Asia-Pacific Journal | Japan Focus, 15 février 2023
Texte original en anglais – [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]
Résumé : Le récent incident du ballon chinois revêt toutes les apparences d’un drame, bien que la tension soit principalement le fait de la politique intérieure plutôt que d’un affrontement stratégique du type U-2 ou crise des missiles de Cuba. Il s’agit d’un drame en trois actes. Dans le premier acte, « La découverte », l’administration Biden passe à l’action lorsqu’elle découvre qu’un ballon « espion » chinois a survolé les États-Unis. Un avion de l’armée de l’air abat le ballon, faisant preuve d’une fermeté digne de la guerre froide à l’égard de la Chine. Lors du deuxième acte, « L’évaluation », de nouveaux faits apparaissent qui permettent de mieux comprendre l’épisode. Le troisième acte, « L’accusation », se traduit par des récriminations mutuelles qui masquent le véritable problème : l’escalade des tensions entre les grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine.
Le récent incident du ballon chinois revêt toutes les apparences d’un drame, bien que la tension soit principalement le fait de la politique intérieure plutôt que d’un affrontement stratégique du type U-2 ou s’apparentant à la crise des missiles de Cuba. Il s’agit d’un drame en trois actes. Dans le premier acte, « La découverte », l’administration Biden passe à l’action lorsqu’elle découvre qu’un ballon « espion » chinois a survolé les États-Unis. Un avion de l’armée de l’air abat le ballon, faisant preuve d’une fermeté digne de la guerre froide à l’égard de la Chine. Dans le deuxième acte, « L’évaluation », de nouveaux faits apparaissent qui permettent de mieux comprendre l’épisode. Le troisième acte, « L’accusation », se traduit par des récriminations mutuelles qui masquent le véritable problème : l’escalade des tensions entre les grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine et l’absence de relations diplomatiques sérieuses.
Le deuxième acte est important, car il remet en cause les hypothèses initiales des États-Unis sur les motivations de la Chine, surestimant les capacités du ballon et révélant les préoccupations réelles de l’administration Biden. En résumé :
- Les services de renseignement des États-Unis ont été au courant de la présence du ballon dès qu’il a pénétré dans leur espace aérien. Les responsables du renseignement n’ont pas considéré ce ballon comme particulièrement menaçant. De telles intrusions s’étaient produites au moins quatre fois dans un passé récent — dont trois sous la présidence de Trump —, toutes sans incident. En fait, les hauts fonctionnaires de Trump, de leur propre aveu, ignoraient tout de ces incidents (Samuels 2023). Mais les collaborateurs de Joe Biden ont été informés et ont tout de suite déterminé que ce ballon avait une capacité d’espionnage « limitée ». « Il ne s’agit pas d’une violation significative » de la sécurité, a reconnu Biden lors d’une entrevue (Olorunnipa 2023).
- L’hésitation de M. Biden à abattre le ballon avait autant à voir avec les accusations de faiblesse des républicains enragés qu’avec la crainte d’une violation de la souveraineté des États-Unis ou de la chute de débris sur des zones habitées.
- Beijing a reconnu sa responsabilité dans la violation du territoire étasunien, mais la question plus générale concernant l’autorisation des vols de ballons reste entière. Il se peut que les lancements de ballons chinois ne soient pas approuvés au plus haut niveau, c’est-à-dire par Xi Jinping, mais qu’ils relèvent d’une autorité de niveau inférieur, très probablement militaire. Quiconque étudie l’administration publique reconnaîtra immédiatement la possibilité qu’une agence gouvernementale agisse de manière autonome, sans la supervision constante du plus haut niveau. Il s’agit d’une opération habituelle, distincte (dans ce cas) du ministère des Affaires étrangères. Le président Xi était certainement au courant des opérations relatives aux ballons en général, sans en connaître le programme quotidien. (Pensez au président Kennedy lors de la crise des missiles de Cuba, exigeant de savoir pourquoi les missiles étasuniens étaient toujours basés en Turquie, malgré l’ordre qu’il avait donné de les en retirer). Après tout, les autorités étasuniennes indiquent que des ballons chinois ont été repérés dans 40 pays sur les 5 continents au cours des dernières années. Cela suggère l’existence d’une escouade de ballons très active qui agit de façon autonome sur une base régulière, pouvant même aller jusqu’au sabotage d’un événement diplomatique auquel un chef d’unité s’opposerait.
- Jusqu’à présent, l’administration Biden n’a jamais dit que le ballon avait collecté d’importantes données relatives à la sécurité des États-Unis. Ce ballon pouvait être un appareil météorologique ou un moyen pour espionner les installations militaires étasuniennes. Un ballon en haute altitude est en mesure de remplir ces deux fonctions, même si ses capacités semblent bien inférieures à celles des satellites chinois et autres dispositifs de collecte de renseignements.
Ce qu’il aurait fallu faire
Le ballon chinois ne représentant pas une menace importante pour la sécurité, l’incident n’aurait pas dû être traité comme tel. Toute cette affaire aurait dû être inscrite à l’ordre du jour du secrétaire d’État Antony Blinken, alors qu’il devait se rendre à Beijing. Éviter les crises, c’est là tout l’intérêt de la diplomatie. Pendant et depuis la guerre froide, les États-Unis et la Chine ont vécu de nombreux incidents de plus grande ampleur qui ont été réglés de manière diplomatique. Ce fut le cas, en 1999, lors du bombardement accidentel de l’ambassade de Chine à Belgrade par les États-Unis et, en 2001, lorsque les États-Unis ont abattu un avion à réaction chinois au-dessus de Hainan. Ces deux événements ont entraîné des pertes de vies humaines. À la lumière de l’incident du ballon, le plus haut responsable de la politique étrangère chinoise, Wang Yi, a appelé M. Blinken pour l’exhorter à adopter une approche posée et « professionnelle » lors de leur prochaine rencontre. Mais les États-Unis ont choisi la voie opposée : ils ont reporté le voyage de M. Blinken et ont alimenté le sentiment antichinois au sein du Congrès.
Une communication claire et immédiate est essentielle en cas de crise. Comme l’écrit Robert Zoellick (2023) dans le Washington Post, M. Blinken aurait dû utiliser l’incident du ballon pour promouvoir une communication accrue et plus efficace entre les États-Unis et la Chine, à la fois pour prévenir les problèmes éventuels et pour éviter l’escalade d’une confrontation. « M. Blinken, écrit M. Zoellick, devrait expliquer [aux Chinois] pourquoi des intrusions telles que celle du ballon — accidentelles ou non — démontrent la nécessité de prendre des mesures de sécurité intégrées. Washington devrait proposer un programme de transparence en vue de partager les informations en évitant de trop se fier à l’espionnage ». Il appelle à la mise en place d’un système d’alerte avancée, non seulement sur les mouvements militaires et les armes nucléaires, mais aussi sur les pandémies, les changements climatiques et d’autres questions pour lesquelles une plus grande transparence renforcerait la sécurité mutuelle (et mondiale).
L’argument de M. Zoellick est d’autant plus important que les États-Unis s’inquiètent de la fiabilité du processus décisionnel de Beijing en cas de crise (Pierson, 2023). Des questions se posent sur la direction exercée par Xi Jinping, la compétence des responsables de la sécurité nationale et la fiabilité de l’appareil de renseignement chinois. Mais les Chinois n’ont-ils pas des raisons de douter également du processus décisionnel des États-Unis? Médiatiser la menace chinoise et transformer un incident en crise de sécurité nationale ne peuvent que faire réagir Beijing. Une plus grande transparence, comme le préconise M. Zoellick, n’est qu’une partie du problème. L’autre partie concerne la confiance mutuelle dans le système de gestion de crise de chacun des gouvernements.
Le jeu des reproches et la véritable crise
Le troisième acte de cet événement se concentre sur « L’accusation ». Les Chinois, pour ne pas être en reste devant l’indignation étasunienne, font valoir que les intrusions de ballons étasuniens au-dessus de la Chine sont « monnaie courante », plus de dix fois l’année dernière (Wakabayashi et Fu, 2023). (L’administration Biden a nié l’accusation, mais n’a fait référence qu’à des ballons de « surveillance », de sorte que l’affirmation de la Chine pourrait être exacte). La Chine utilise également l’incident pour attiser les sentiments nationalistes, une réaction prévisible face aux accusations. Dans un effort pour passer de la défense à l’offensive, les médias de Beijing insistent sur la réaction excessive des États-Unis, l’accent mis à tort sur la « menace chinoise » et la tentative d’« attiser les flammes » du conflit (Li 2023; Wang et Dong 2023).
Il faut s’attendre à un discours similaire du côté étasunien notamment, mais pas exclusivement, de la part des républicains d’extrême droite, comme en témoigne une résolution adoptée à l’unanimité par la Chambre des représentants, le 9 février dernier, résolution qui condamne la « violation éhontée de la souveraineté des États-Unis » par la Chine. Les républicains ont proposé au Congrès des projets de loi idéologiques qui, comme cette résolution, sont dirigés contre le « Parti communiste chinois » (PCC). Par exemple, des projets de loi qui empêcheraient les Chinois du continent d’acquérir des terres, reconnaîtraient Taïwan comme un État indépendant, limiteraient les ventes de produits pétroliers à la Chine, interdiraient le soutien fédéral aux écoles qui embauchent des enseignants chinois « financés » par le PCC, et exigeraient le remboursement par la Chine de l’aide accordée par les États-Unis dans le cadre de la COVID-19.
L’incident du ballon ne peut donc pas être évalué sans tenir compte du déclin accéléré des relations entre les États-Unis et la Chine. Ce déclin se mesure à l’aune de la mise en place par l’administration Biden d’une coalition pour la sécurité en Asie de l’Est visant à contrer la menace chinoise et à protéger Taïwan, du consensus bipartisan au Congrès — fer de lance de la « guerre des puces [informatiques] » avec la Chine — et de l’opinion publique étasunienne qui, à une écrasante majorité, voit la Chine d’un mauvais œil. Ces éléments ont mis la Chine sur la défensive au moment même où le Parti-État de Xi Jinping est affaibli par une économie défaillante, la déprime post-Covid et les critiques internationales concernant la répression au Xinjiang et à Hong Kong.
Ainsi se poursuit la spirale du conflit, et peu de voix raisonnables se font entendre pour y mettre un terme. Les libéraux du Congrès, qu’ils soient sincèrement convaincus ou qu’ils craignent d’être traités de « câlineurs de panda », semblent enclins à approuver la législation visant la Chine sur tous les fronts. Les hauts responsables civils et militaires de M. Biden sont d’avis que la Chine constitue une menace stratégique plus importante que la Russie et ne cessent de s’alarmer au sujet d’une attaque chinoise prochaine contre Taïwan, bien qu’il n’y ait aucune preuve que la Chine s’y prépare. Les alliés en Asie et en Europe sont entraînés dans un réseau d’endiguement à la fois militaire et économique. Militaire, comme la nouvelle stratégie de sécurité nationale du Japon qui requiert une augmentation des dépenses militaires, des forces étasuniennes supplémentaires à Okinawa et une capacité de contre-attaque; ainsi que l’accès de l’armée étasunienne à quatre bases supplémentaires aux Philippines. Économique, comme l’accord entre le Japon et les Pays-Bas pour mettre un terme aux exportations de technologie des semi-conducteurs vers la Chine.
Ce convoi express ciblant la Chine sera difficile à faire dérailler. Sous l’ère Mao, la guerre froide avec la Chine n’a pris fin qu’au début des années 1970, lorsque Beijing et Washington ont conclu — indépendamment l’une de l’autre — que Moscou était le principal ennemi. Mao a refusé le principe du double ennemi, estimant que l’« impérialisme étasunien » était moins menaçant que le « social-impérialisme soviétique ». Et l’équipe Nixon-Kissinger a compris comment, en faisant une visite historique en Chine, une entente stratégique pouvait être utilisée à l’avantage des États-Unis. Aujourd’hui, l’administration Biden est confrontée à deux adversaires dotés d’armes nucléaires. Elle s’est engagée dans une guerre par procuration avec l’un (la Russie) qui a menacé d’utiliser des armes nucléaires, tout en affrontant l’autre (la Chine) dont les capacités militaires croissantes comportent des projets d’expansion majeure de sa force de missiles à longue portée. On pourrait penser que le moment est venu de repenser la stratégie de Washington.
Références
Li, Shirui 李诗睿. 2023. “美智库炒作‘中国间谍冰箱’后,美军方又称发现疑似‘中国间谍气球’ [After the U.S. Think Tank Hyped the ‘Chinese Spy Refrigerator’, the U.S. Military Also Discovered a Suspected ‘Chinese Spy Balloon’]. » 环球网 [Global Times Net], 3 February. archive.is/UgfgB — selection-2085.0-2085.32.
Olorunnipa, Toluse. 2023. « The Latest: Biden Says Chinese Spy Balloon ‘Not a Major Breach,’ in Telemundo Interview. » The Washington Post, 9 February. www.washingtonpost.com/politics/2023/02/09/biden-florida-social-security-medicare/ — link-X2J4OYGKGVHKHIWC6R4PVKKWAY.
Pierson, David. 2023. « China Balloon Dispute Aims Attention at Xi’s Leadership. » The New York Times, 6 February. www.nytimes.com/2023/02/06/world/asia/china-balloon-xi-jinping.html.
Samuels, Brett. 2023. « Why Trump Officials Were Unaware of Chinese Spy Balloons. » The Hill, 11 February. thehill.com/homenews/administration/3853310-why-trump-officials-were-unaware-of-chinese-spy-balloons.
Wakabayashi, Daisuke and Claire Fu 2023. « China Says U.S. Regularly Sends Balloons Into Its Airspace. » The New York Times, 13 February. www.nytimes.com/2023/02/13/world/asia/china-us-balloons-airspace.html.
Wang, Vivian Wang and Joy Dong. 2023. « China Tries to Play Down Balloon Dispute with Censorship and Memes. » The New York Times, 7 February. www.nytimes.com/2023/02/07/world/asia/china-balloon-propaganda.html.
Zoellick, Robert B. 2023. « Engage, Don’t Cancel, China over the Balloon. » The Washington Post, 14 February. www.washingtonpost.com/opinions/2023/02/14/china-balloon-diplomacy-blinken.
Mel Gurtov est professeur émérite de sciences politiques à l’université d’État de Portland et rédacteur en chef d’Asian Perspective. Son dernier ouvrage, Engaging China : Rebuilding Sino-American Relations, sera publié en octobre par Rowman & Littlefield. Il tient un blog sur In the Human Interest : Critical Appraisals of Foreign Affairs and Politics from a Global-Citizen Perspective.