L’OTAN s’incruste en Afrique (traduction)

L’OTAN s’incruste en Afrique

La guerre en Libye, première opération militaire majeure de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord sur le continent, s’inscrit dans une stratégie de consolidation et d’expansion de l’Occident en Afrique.

par Vijay Prashad, New Frame, 6 juin 2022

Texte original en anglais [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]

L’inquiétude suscitée par l’avancée de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) vers la frontière russe est l’une des causes de la guerre actuelle en Ukraine. Mais ce n’est pas la seule tentative d’expansion de l’OTAN, une organisation créée en 1949 par les États-Unis pour projeter leur puissance militaire et politique sur l’Europe. En 2001, l’OTAN mène une opération militaire « hors zone » en Afghanistan, qui dure 20 ans, et en 2011, l’OTAN (à la demande de la France) bombarde la Libye et renverse son gouvernement. Les opérations militaires de l’OTAN en Afghanistan et en Libye sont le prélude à des discussions sur une « OTAN mondiale », un projet visant à utiliser l’alliance militaire de l’OTAN au-delà des obligations de sa propre charte, de la mer de Chine méridionale à la mer des Caraïbes.

Si la guerre de l’OTAN en Libye est la première opération militaire majeure de l’Alliance en Afrique, ce n’est pas la première présence militaire européenne sur le continent. Après des siècles de guerres coloniales européennes en Afrique, de nouveaux États émergent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et affirment leur souveraineté. Nombre de ces États, du Ghana à la Tanzanie, refusent de laisser les forces militaires européennes pénétrer à nouveau sur le continent, de sorte que les puissances européennes doivent recourir à des assassinats et à des coups d’État militaires pour installer des gouvernements pro-occidentaux dans la région. Ces interventions rendent possible la création de bases militaires occidentales en Afrique et donnent aux entreprises occidentales la liberté d’exploiter les ressources naturelles du continent.

Les premières opérations de l’OTAN restent à la lisière de l’Afrique, la mer Méditerranée constituant la principale ligne de front. L’OTAN crée les Forces alliées du Sud de l’Europe à Naples en 1951, puis les Forces alliées de la Méditerranée à Malte en 1952. Les gouvernements occidentaux mettent en place ces formations militaires pour tenir la mer Méditerranée contre la marine soviétique et pour créer des plates-formes leur permettant d’intervenir militairement sur le continent africain. Après la guerre des Six Jours de 1967, le Comité des plans de défense de l’OTAN, dissous en 2010, crée la Force navale alliée disponible sur appel en Méditerranée pour faire pression sur les États prosoviétiques (comme l’Égypte) et pour défendre les monarchies d’Afrique du Nord (l’OTAN ne parvient pas à empêcher le coup d’État anti-impérialiste de 1969 qui renverse la monarchie en Libye et porte le colonel Mouammar Kadhafi au pouvoir ; le gouvernement de Kadhafi force les États-Unis à évacuer leurs bases militaires du pays peu après).

Au siège de l’OTAN, les conversations sur les opérations « hors zone » se multiplient après la participation de l’Organisation à la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan. Un haut responsable de l’OTAN m’a confié en 2003 que les États-Unis ont « pris goût à l’utilisation de l’OTAN » pour projeter leur puissance contre d’éventuels adversaires. Deux ans plus tard, en 2005, à Addis-Abeba en Éthiopie, l’OTAN commence à coopérer étroitement avec l’Union africaine (UA). L’UA, créée en 2002 pour succéder à l’Organisation de l’unité africaine, a du mal à mettre en place une structure de sécurité indépendante. Faute de disposer d’une force militaire viable, l’UA se tourne souvent vers l’Occident pour obtenir de l’aide et demande l’assistance de l’OTAN pour la logistique et le transport aérien de sa mission de maintien de la paix au Soudan.

Parallèlement à l’OTAN, Washington exploite sa capacité militaire par le biais du Commandement des forces des États-Unis en Europe (EUCom), qui supervise les opérations du pays en Afrique de 1952 à 2007. Par la suite, le général James Jones, chef de l’EUCom de 2003 à 2006, crée en 2008 le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (Africom), dont le siège se trouve à Stuttgart en Allemagne, aucune des 54 nations africaines n’étant disposée à l’accueillir. L’OTAN amorce ses opérations sur le continent africain par l’intermédiaire d’Africom.

La Libye et le cadre de l’OTAN pour l’Afrique

La guerre de l’OTAN contre la Libye modifie la dynamique des relations entre les pays africains et l’Occident. L’Union africaine se méfie de l’intervention militaire occidentale dans la région. Le 10 mars 2011, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA met en place le Comité ad hoc de haut niveau sur la Libye. Les membres de ce comité sont Jean Ping, alors président de l’UA, et les chefs d’État de cinq nations africaines – l’ancien président de la Mauritanie Mohamed Ould Abdel Aziz, le président de la République du Congo Denis Sassou Nguesso, l’ancien président du Mali Amadou Toumani Touré, l’ancien président de l’Afrique du Sud Jacob Zuma et le président de l’Ouganda Yoweri Museveni – qui doivent se rendre à Tripoli en Libye pour assurer les négociations entre les deux parties à la guerre civile libyenne peu après la formation du Comité. Le Conseil de sécurité des Nations Unies empêche toutefois cette mission d’entrer au pays.

Lors d’une réunion entre le Comité ad hoc de haut niveau sur la Libye et les Nations Unies en juin 2011, le représentant permanent de l’Ouganda auprès des Nations Unies à l’époque, Ruhakana Rugunda, déclare : « Il n’est pas sage que certains acteurs ivres de leur supériorité technologique se mettent à croire qu’ils peuvent à eux seuls changer le cours de l’histoire vers la liberté pour l’ensemble de l’humanité. Il va sans dire qu’aucune constellation d’États ne devrait penser qu’elle peut imposer de nouveau son hégémonie sur l’Afrique. » Mais c’est précisément ce que les États membres de l’OTAN commencent à imaginer.

Le chaos en Libye déclenche une série de conflits catastrophiques au Mali, dans le sud de l’Algérie et dans certaines régions du Niger. L’intervention militaire française au Mali en 2013 est suivie de la création du G5 Sahel, une formation politique des cinq États du Sahel (Burkina Faso, Tchad, Mali, Mauritanie et Niger) doublée d’une alliance militaire. En mai 2014, l’OTAN ouvre un bureau de liaison au siège de l’UA à Addis-Abeba. Lors du sommet de l’OTAN au Pays de Galles en septembre 2014, les partenaires de l’Alliance examinent les problèmes au Sahel qui sont inscrits dans le plan d’action « réactivité », plan qui sert de « moteur de l’adaptation militaire de l’OTAN à un environnement de sécurité modifié et en évolution ». En décembre 2014, les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, lors de l’examen de la mise en œuvre du plan, se concentrent sur les «  menaces émanant de notre voisinage méridional, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord  » et établissent un cadre pour répondre aux menaces et aux défis auxquels le Sud est confronté, selon un rapport de l’ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, Michael R. Turner. Deux ans plus tard, lors du sommet de l’OTAN à Varsovie en 2016, les dirigeants de l’OTAN décident d’intensifier leur coopération avec l’Union africaine. Ils « [saluent] l’engagement militaire solide de pays de l’Alliance dans la région du Sahel/Sahara ». Pour approfondir cet engagement, l’OTAN met en place la Force africaine en attente et amorce le processus de formation d’officiers dans les forces militaires africaines.

Parallèlement, la récente décision d’expulser les troupes françaises signale un malaise croissant sur le continent à l’égard des agressions militaires occidentales. Il n’est donc pas étonnant que bon nombre des grands pays africains refusent d’adhérer à la position de Washington sur la guerre en Ukraine : la moitié des pays se sont abstenus ou ont voté contre la résolution de l’ONU condamnant la Russie (notamment l’Algérie, l’Afrique du Sud, l’Angola et l’Éthiopie). Une déclaration du président sud-africain, Cyril Ramaphosa, est tout aussi éloquente : son pays « s’engage à faire progresser les droits de la personne et les libertés fondamentales non seulement du peuple [sud-africain] mais aussi des peuples de Palestine, du Sahara occidental, d’Afghanistan, de Syrie et de toute l’Afrique et du monde entier ».

L’ignominie des folies de l’Occident (comme de l’OTAN), parmi lesquelles figurent les ventes d’armes au Maroc livrant le Sahara occidental au royaume de même que le soutien diplomatique à Israël qui poursuit son traitement d’apartheid envers les Palestinien.ne.s, contraste nettement avec l’indignation de l’Occident face aux événements qui se déroulent en Ukraine. Cette hypocrisie flagrante sert d’avertissement dans la lecture des mots bienveillants du discours occidental à propos de l’expansion de l’OTAN en Afrique.

[Cet article a d’abord été publié par New Frame]

Vijay Prashad est un historien, journaliste, commentateur et intellectuel marxiste. Il est rédacteur et correspondant en chef de Globetrotter, un projet de l’Independent Media Institute. Il est directeur de Tricontinental : Institute for Social Research et éditeur en chef de LeftWord Books. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont The Darker Nations (2007) et Strongmen (2018), son ouvrage le plus récent.