L’Ukraine bloque l’accès des journalistes aux lignes de front et intensifie la censure (Traduction)

L’Ukraine bloque l’accès des journalistes aux lignes de front et intensifie la censure

Par Alice Speri, The Intercept, 22 juin 2023

Texte original en anglais – [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]

« C’est incroyable qu’on en sache si peu sur ce qui se passe. »

Quelques heures à peine après que les forces ukrainiennes eurent repris le contrôle de la ville portuaire de Kherson en novembre dernier, après huit mois d’occupation russe, des journalistes sont entrés dans la ville libérée. Sans autorisation officielle, ils ont documenté les scènes de foules en liesse accueillant les soldats avec des accolades et des drapeaux ukrainiens. Les autorités ukrainiennes, qui contrôlent étroitement l’accès de la presse aux lignes de front, ont réagi en révoquant les accréditations des journalistes, prétextant que ceux-ci avaient « ignoré les restrictions en vigueur ».

Dans les mois suivants, pendant que l’Ukraine cherchait à libérer d’autres territoires occupés par la Russie, le gouvernement ukrainien a intensifié ses efforts pour contrôler les reportages sur la guerre en resserrant l’accès des journalistes aux zones de conflit. « Après cela, les choses ont commencé à empirer. Les autorités ont cherché à contrôler encore plus le travail des journalistes », a confié à The Intercept Katerina Sergatskova, rédactrice en chef de Zaborona Media, une publication ukrainienne indépendante. « Il est désormais très difficile de faire des reportages à Kherson, par exemple. »

Depuis le début de l’invasion massive menée par la Russie l’année dernière, les autorités ukrainiennes ont révoqué, menacé de révoquer ou refusé les accréditations de journalistes travaillant pour une demi-douzaine d’organes de presse ukrainiens et étrangers en raison de leurs reportages, a rapporté le site Semafor au début du mois. Récemment, par exemple, le ministère ukrainien de la Défense n’a pas renouvelé la carte de presse d’un photographe basé en Ukraine qui avait accusé les services de sécurité du pays de lui avoir fait subir des interrogatoires, de l’avoir soumis à un détecteur de mensonges et de l’avoir accusé d’agir contre « l’intérêt national » de l’Ukraine. Des représentants du gouvernement ont rétabli l’accréditation d’Anton Skyba la semaine dernière, sous la pression d’une campagne menée par des collègues et des défenseurs de la liberté de la presse, qui dénonçaient le durcissement des restrictions à l’accès des médias aux lignes de front. Mais cet épisode a mis en lumière les tensions entre les autorités ukrainiennes et les journalistes qui couvrent le conflit, tensions qui se sont discrètement aggravées ces derniers mois. Les correspondants de guerre chevronnés, pour leur part, accusent les autorités ukrainiennes de rendre le reportage sur la réalité de la guerre presque impossible.

« J’ai couvert quatre guerres et je n’ai jamais vu un tel fossé entre le drame, l’intensité et l’importance historique de la réalité du conflit, d’une part, et la superficialité et la ténuité de sa documentation par la presse, d’autre part », a déclaré à The Intercept Luke Mogelson, collaborateur du New Yorker. « C’est incroyable qu’on en sache si peu sur ce qui se passe. La raison principale, mais pas la seule, est que le gouvernement ukrainien a rendu pratiquement impossible pour les journalistes de faire un véritable travail de reportage de la ligne de front. »

Les restrictions sont imposées par les hauts dirigeants militaires et politiques et vont à l’encontre du désir des simples soldats de partager leurs expériences, a poursuivi Mogelson. « Les soldats qui tuent, meurent et endurent la misère du front sont presque toujours heureux que les journalistes témoignent de ce qu’ils vivent », a-t-il ajouté. « Ce n’est pas seulement un problème politique ou éthique pour l’Ukraine d’empêcher les journalistes de voir la guerre. C’est aussi très cruel pour les Ukrainiens qui sont contraints de la mener dans l’obscurité et le silence le plus complet. »

Le ministère ukrainien de la Défense, qui délivre les accréditations de presse et contrôle l’accès des journalistes aux lignes de front, n’a pas répondu aux questions de The Intercept.

Certains journalistes ukrainiens ont également mis en garde contre le fait que la surveillance étroite des journalistes par les responsables militaires fausse la couverture de la guerre. « Si un soldat me dit : ‘Je déteste profondément cette guerre’, le chargé de presse lui demande de répondre : ‘Oui, la guerre est dure, mais nous gardons le moral’ », a affirmé Skyba, un pigiste qui collabore régulièrement au quotidien canadien The Globe and Mail, devant le Comité pour la protection des journalistes

C’est le récit qui est rapporté à une grande partie du public ukrainien. À la suite de l’invasion russe, le président Volodymyr Zelensky a ordonné la mise en place d’un « téléthon de l’information » unifié, 24 heures sur 24, au cours duquel de grands diffuseurs du pays – deux chaînes publiques et les autres appartenant à des oligarques – assurent une couverture de la guerre par blocs de six heures en alternance. À la fin de l’année dernière, Zelensky a également signé une loi conférant au gouvernement de vastes pouvoirs sur les médias. La Fédération européenne des journalistes avait dit d’une première version de ce projet de loi qu’elle était « digne des pires régimes autoritaires ».

Selon Sergatskova, il est devenu de plus en plus difficile pour les publications indépendantes comme la sienne de couvrir le conflit, au moment même où les Ukrainiens se tournent de plus en plus vers les médias pour obtenir de l’information sur la guerre qui ravage leur pays. Une enquête publiée au début de l’année indique que la confiance du public dans les médias s’établit actuellement à 57 %, comparativement à 32 % seulement avant l’invasion. « C’est une bonne chose pour le journalisme », a affirmé Sergatskova, « mais c’est une grande responsabilité ».

Dans un récent article d’opinion, Sergatskova a accusé les autorités de manipuler un système d’accréditation opaque pour limiter la couverture du conflit et de favoriser les médias étrangers au détriment des médias locaux. (Zelensky, par exemple, a accordé de nombreuses interviews à des organes de presse internationaux, mais aucune à des organes ukrainiens, a-t-elle noté.)

« L’Ukraine mène deux guerres depuis longtemps. La première contre la Russie et le colonialisme russe, la seconde pour la démocratie », écrit-elle. « Beaucoup de gens sabotent cette guerre pour la démocratie. C’est particulièrement évident dans les relations entre le gouvernement et les médias. »

« La transparence n’est pas chose simple »

L’affrontement entre les journalistes et les autorités ukrainiennes a éclaté au grand jour au début de la contre-offensive très attendue de l’armée ukrainienne, une phase du conflit qui, selon certains journalistes, risque d’être rapportée uniquement à partir des comptes rendus officiels et dans les limites d’un accès étroitement contrôlé. Alors qu’elles ont plaidé, tout au long de la guerre, pour obtenir une aide militaire plus importante, les autorités ukrainiennes ont rigoureusement géré ce qui est divulgué au sujet de leur performance sur le terrain, par exemple au sujet du nombre de victimes au sein de leurs forces. Ces efforts pour contrôler l’information ne sont comparables ni à la campagne de propagande à grande échelle de la Russie ni aux mesures russes de répression des journalistes, dans lesquelles s’inscrivent l’arrestation en mars et le maintien en détention du journaliste du Wall Street Journal, Evan Gershkovich. De nombreux journalistes russes ont également été contraints de fuir le pays.

Certains journalistes s’inquiètent néanmoins de nouveaux relents autoritaires dans l’approche du gouvernement ukrainien à l’égard de la presse. L’armée ukrainienne ne dispose pas d’un système formel d’intégration – le processus par lequel les journalistes de guerre couvrent les conflits en accompagnant les troupes sur le terrain – et la plupart des accès au terrain accordés à la presse prennent la forme de courtes visites encadrées à des positions militaires en retrait des lignes de front. Par conséquent, les comptes rendus portant sur les lignes de front sont souvent établis par des journalistes visitant des zones récemment libérées ou sont des récits de seconde main relayés par les autorités militaires.

La guerre a été largement menée à l’aide de missiles à longue portée, d’artillerie et de frappes aériennes, et il est vrai que la divulgation de renseignements provenant du terrain pourrait poser de graves risques opérationnels pour l’armée ukrainienne, admettent certains journalistes qui travaillent dans le pays. Mais les reporters de guerre chevronnés savent comment composer avec des situations complexes, et ils pourraient plus facilement éviter de divulguer imprudemment des renseignements sensibles s’ils avaient un meilleur accès à l’armée.

« Si les Ukrainiens disposaient d’un système d’intégration, ils pourraient beaucoup mieux contrôler la sécurité opérationnelle », explique Mogelson. « Mais ils n’ont rien de tel. Tout ce qu’ils ont, ce sont ces chargés de presse qui n’en sont pas vraiment, qui sont là non pas pour aider les journalistes, mais pour les empêcher de voir, d’écrire et de photographier ce qui se passe. »

Certaines exceptions, comme le récit saisissant de Mogelson sur la vie dans les tranchées, publié par le New Yorker en mai, n’ont pas été autorisées par les fonctionnaires du ministère de la Défense, qui ont menacé de révoquer les accréditations de Mogelson et du photographe ukrainien Maxim Dondyuk après la publication de l’article. (Natalie Raabe, porte-parole du New Yorker, a déclaré par écrit à The Intercept : « Notre journaliste et notre photographe avaient reçu l’autorisation du commandant du bataillon ; leurs accréditations de presse sont maintenues. »)

Ceux qui critiquent les restrictions imposées aux journalistes affirment qu’elles ont moins à voir avec la sécurité opérationnelle qu’avec une volonté de contrôler l’information. Les autorités ont pris des mesures de représailles à l’encontre des journalistes qui ont offert une image plus fidèle, quoique peu flatteuse, de l’impact de la guerre sur les troupes, et à l’encontre d’au moins un commandant militaire qui a partagé une vision franche mais pessimiste de l’effort de guerre. Et ce, même si certains responsables ukrainiens ont fait valoir que de telles évaluations authentiques étaient nécessaires aux pressions exercées sur les alliés pour obtenir l’aide dont le pays a désespérément besoin.

« La vision des autorités ukrainiennes à l’égard de la presse est très myope, et même sans chercher à savoir si cette vision est antidémocratique ou non, je pense qu’elle ne sert pas leurs intérêts », a déclaré Mogelson. « La transparence n’est pas chose simple. Les articles ne produiront pas tous des avantages pratiques immédiats pour l’Ukraine ou ses forces armées, et c’est ce que les autorités veulent. C’est ce qui explique leur obsession du contrôle des reportages. Mais ce contrôle a un coût à long terme : l’érosion de la confiance à l’égard de toute information sur le conflit, à la fois chez les Ukrainiens et, surtout, chez les Étatsuniens et les Européens puisque l’effort de guerre dépend de leur solidarité et de leur soutien constants. »

Les journalistes dans l’étau

Les autorités militaires ukrainiennes se sont empressées d’accréditer des milliers de travailleurs des médias qui couvraient le conflit dès après l’invasion massive de la Russie en février 2022. Il s’agissait d’une mission particulièrement dangereuse, 17 journalistes ayant été tués jusqu’à maintenant, la grande majorité d’entre eux au cours des premières semaines de la guerre.

Quelques mois plus tard, les autorités ukrainiennes ont commencé à retirer les accréditations des journalistes dont elles n’appréciaient pas les reportages, notamment Thomas Gibbons-Neff du New York Times, principal auteur d’un article publié en avril 2022 sur l’utilisation par les forces ukrainiennes d’armes à sous-munitions interdites, et Tyler Hicks, photojournaliste du New York Times. Toutefois, la révocation des accréditations s’est vraiment accélérée après que l’Ukraine eut repris le contrôle de territoires entiers occupés par la Russie à la fin de l’année dernière.

De nombreux journalistes ayant perdu leur accréditation plus récemment avaient déjà travaillé dans des territoires occupés par la Russie, parfois dès 2014, lorsque la Russie avait envahi la Crimée et des régions orientales de l’Ukraine. Les autorités ukrainiennes interdisent les déplacements vers les territoires occupés à partir de la Russie, même s’il est pratiquement impossible aujourd’hui de se rendre dans ces régions depuis l’Ukraine.

C’est ce qui semble avoir justifié la révocation de l’accréditation des journalistes italiens Andrea Sceresini et Alfredo Bosco en février, bien que ceux-ci n’aient jamais obtenu d’explications des autorités. Les pigistes, en mission pour le radiodiffuseur italien RAI, voyageaient de Bakhmout à Kramatorsk lorsqu’ils ont reçu un courriel du ministère de la Défense les informant que leurs accréditations avaient été suspendues. Les journalistes, qui avaient couvert le conflit par intermittence depuis février 2022 et qui avaient déjà fait des reportages en Ukraine après l’invasion de 2014, ont appris plus tard par des collègues locaux que les autorités les avaient accusés de collaboration et de propagande pour la Russie. Ce même jour, un journaliste local qu’ils avaient engagé pour une mission s’est décommandé à la dernière minute, invoquant la même rumeur.

Sceresini raconte que lui et Bosco ont reçu l’ordre du ministère de la Défense d’attendre un entretien avec le service de sécurité ukrainien, entretien qui ne s’est jamais concrétisé. Ils n’ont presque jamais quitté leur appartement de Kramatorsk, craignant d’être accusés de collaboration dans une zone de guerre active, jusqu’à ce que des responsables de l’ambassade d’Italie leur aient demandé de se rendre à Kiev pour leur sécurité. Là, ils se sont adressés à des collègues, des avocats et des diplomates pour essayer de comprendre pourquoi leurs accréditations avaient été suspendues. Ils ont appris, officieusement, des autorités italiennes que les fonctionnaires ukrainiens avaient mis en cause les voyages que les deux hommes avaient effectués dans les territoires contrôlés par les Russes après 2014. Sceresini avait fait des reportages des deux côtés de la ligne de front à l’époque. Il avait notamment travaillé sur un documentaire d’enquête sur l’assassinat en 2014 d’un photojournaliste italien par les forces ukrainiennes, et avait préparé en 2015 une dépêche qui mettait en relief le clivage entre les communautés déchirées par leur allégeance à la Russie ou à l’Ukraine.

« À l’époque, on pouvait aller de Kiev à Donetsk en autobus », a noté Sceresini. Mais même s’il s’y était rendu légalement, les autorités ukrainiennes l’ont interdit de séjour pendant cinq ans en 2015, et il n’y est retourné que l’année dernière. Après la révocation de leurs accréditations, Sceresini et Bosco ont appris qu’une demi-douzaine de journalistes italiens et d’autres personnes avaient vu leurs accréditations révoquées ou refusées.

« Les autorités procèdent à une vérification de tous les journalistes », a déclaré Sceresini. « Et ceux qui ne respectent pas à la lettre les directives et la ligne politique de Kiev sont exclus, l’un après l’autre. »

En février, les autorités ukrainiennes ont imposé des restrictions supplémentaires aux journalistes : un système controversé a divisé le pays en zones vertes, jaunes et rouges, ces dernières étant accessibles aux civils mais interdites aux journalistes. Les défenseurs des médias ont condamné cette politique, estimant qu’elle restreignait indûment l’accès à des zones relativement sûres tout en créant de la confusion quant aux endroits où il était réellement dangereux pour les journalistes de travailler. Deux journalistes ont été tués après l’introduction du système de zones, alors qu’il n’y avait eu aucun décès de journaliste pendant près d’un an auparavant.

Les autorités ont ensuite discrètement révisé ces restrictions et les ont remplacées par un processus que les critiques jugent à la fois arbitraire et confus. Désormais, les commandants régionaux décident de l’accès à la presse au cas par cas. En mai, les autorités militaires ont également annulé toutes les accréditations existantes et ont obligé les journalistes à en demander de nouvelles ; plusieurs journalistes ont déclaré que leurs nouvelles accréditations leur avaient été refusées.

« C’est le chaos », a déclaré Sergatskova, rédactrice en chef de Zaborona Media, « et c’est de plus en plus compliqué ».

Une guerre narrative

Jusqu’à récemment, les journalistes, tant locaux qu’étrangers, se montraient réticents à discuter ouvertement de leur conflit avec les autorités, pour des raisons différentes. Les journalistes locaux – dont beaucoup ont rejoint l’armée ou quitté le pays – ont parfois hésité à critiquer le gouvernement, partagés entre leur allégeance à leur profession et à leur nation.

Les journalistes ukrainiens « ont le sentiment de faire partie de la nation ukrainienne qui lutte pour sa survie », observe Kyrylo Loukerenko, directeur exécutif de la radio indépendante Hromadske Radio, « c’est donc une situation très difficile pour nous ».

Il insiste que pour certains journalistes ce n’est pas tant qu’ils choisissent de tempérer leurs critiques pour répondre aux pressions venant d’en haut, mais plutôt qu’ils craignent que toute critique n’alimente les efforts de propagande de la Russie.

« C’est surtout une question d’autocensure », dit-il. « Lorsque vous essayez d’être critique, les gens mettent en cause votre patriotisme. »

Karol Luczka, responsable de la surveillance et du plaidoyer pour l’Europe de l’Est à l’Institut international de la presse, explique qu’outre l’autocensure émanant d’une « obligation morale envers son pays », les journalistes sont également conscients que certains sujets leur vaudront un examen plus rigoureux de la part des autorités. « Dire qu’il y a une guerre civile ou que des gens sont prorusses… ce sont là des sujets très sensibles », soutient-il. « Si un journaliste, sciemment ou non, se met à parler de ces choses dans un reportage, les autorités ukrainiennes ne manqueront pas de s’y intéresser. »

Sergatskova ajoute que pour les journalistes ukrainiens, le choix des sujets est également fonction des priorités. Bien que certains médias locaux aient fait du journalisme d’enquête pour dénoncer la corruption des chefs militaires, de nombreux journalistes ukrainiens s’attachent essentiellement à documenter les crimes commis par les Russes. « C’est quelque chose de très important pour nous », explique-t-elle.

Les restrictions gouvernementales placent les journalistes étrangers dans une position tout aussi délicate, certains médias privilégiant l’accès, au risque d’enfreindre les règles imposées par les autorités. « Nous ne sommes pas tous totalement innocents. Certains s’accommodent de la situation », observe Mogelson. « Il y a une réticence généralisée à contrarier le gouvernement ukrainien, parce que nous devons rester dans ses bonnes grâces pour préserver le peu d’accès dont nous disposons. »