Mettre fin à la guerre en Afghanistan : presque tout ce que Biden a dit est faux
par Sonali Kolhatkar, Independent Media Institute, 23 avril 2021
Original en anglais Original en anglais– [Traduction : Maya Berbery; révision : Échec à la guerre]
La fin prétendue de la guerre étasunienne en Afghanistan, proclamée par le président Biden, s’inscrit dans une série d’annonces de pure forme : un soutien apparent aux causes progressistes qui, de fait, maintient implicitement le statu quo. Dans une allocution télévisée le 14 avril depuis la Maison-Blanche, Biden a affirmé : « Il est temps de mettre fin à la guerre la plus longue des États-Unis. Il est temps que nos troupes rentrent au pays. » Mais, dès le lendemain, le New York Times a rapporté sans même une ombre d’ironie que « le Pentagone, les agences d’espionnage étasuniennes et les alliés occidentaux travaillent à peaufiner des plans de déploiement de forces moins visibles, mais tout aussi puissantes dans la région ». Ce qui signifie en clair que nous mettons fin à la guerre, mais pas vraiment.
Dans les jours suivant le discours de Biden, les chefs militaires et les généraux des États-Unis ont précisé davantage la stratégie envisagée. Marc Polymeropoulos, ancien agent de la CIA et expert de la lutte contre le terrorisme, a expliqué au Times : « Il s’agit à vrai dire de recueillir des renseignements et d’agir ensuite contre des cibles terroristes sans avoir ni infrastructures ni effectifs sur le territoire afghan, exception faite de l’ambassade à Kaboul. » En d’autres mots, les États-Unis veulent mener une guerre à distance contre l’Afghanistan, comme ils l’ont fait contre d’autres pays, notamment le Yémen, la Syrie et la Somalie.
Lloyd Austin, secrétaire à la Défense, a renchéri sur la capacité des États-Unis de mener une guerre sans troupes sur le terrain en disant : « Il n’y a probablement aucun endroit sur la planète hors de la portée des États-Unis et de leurs alliés ». Kenneth McKenzie Jr., général du Corps des marines, va dans le même sens et affirme sur un ton inquiétant lors d’une audience de la Commission des forces armées de la Chambre le 20 avril : « Si nous devons frapper une cible [en Afghanistan], nous la frapperons conformément au droit des conflits armés et à l’American way of war. »
On peut supposer que cette American way of war s’oppose au mode classique d’occupation militaire du territoire—un modèle de guerre généralement très impopulaire auprès de la population étasunienne. En promettant publiquement le retrait des troupes tout en poursuivant en douce les frappes aériennes, Biden rend invisible au peuple américain la violence exercée par les États-Unis contre l’Afghanistan.
Biden a aussi omis de mentionner, dans son allocution, la présence de dizaines de milliers de contractants militaires privés en Afghanistan. Selon le Times, « plus de 16 000 entrepreneurs civils, dont plus de 6 000 des États-Unis, fournissent actuellement des services de sécurité, de logistique et d’autres formes de soutien en Afghanistan ». Le Times n’a pas cru bon de demander comment Biden peut, du même souffle, affirmer mettre fin à la guerre, maintenir des mercenaires sur le terrain et effectuer des opérations de frappe aérienne.
Le Dr. Hakeem Naim, professeur étasunien d’origine afghane au Département d’histoire de l’Université de Californie à Berkeley, a grandi en Afghanistan et a vécu dans plusieurs pays comme réfugié et immigrant avant de s’établir aux États-Unis. Dans une entrevue, il a expliqué ce que Biden a refusé de dire : que « les États-Unis ont semé le chaos en soutenant les élites les plus corrompues et ont créé une économie mafieuse dominée par les barons de la drogue, les seigneurs de la guerre et les contractants privés ». Pire encore, « les Talibans ont repris le pouvoir », dit-il, laissant entendre que l’Afghanistan se retrouve aujourd’hui essentiellement là où il se trouvait en 2001.
Fahima Gaheez, directrice du Fonds pour les femmes afghanes, est du même avis que Naim ; elle observe que « les États-Unis ont aggravé le gâchis en Afghanistan et ont raté trop d’occasions d’aider les Afghans à régler les problèmes que les États-Unis avaient eux-mêmes créés il y a 40 ans ». Gaheez fait référence à la fourniture d’armes par la CIA aux chefs de guerre moudjahidin afghans pour leur lutte contre l’URSS, qui avait envahi et occupé l’Afghanistan à la fin des années 1970.
En d’autres mots, notre intervention destructrice en Afghanistan précède de plusieurs décennies l’invasion et l’occupation subséquentes au 11 septembre et se poursuit encore aujourd’hui. Au lieu d’admettre les ravages dont nous sommes responsables en Afghanistan, Biden veut gagner des points par l’annonce du retrait des troupes étasuniennes d’un conflit amorcé dans les années 1970 (et non en 2001) et qui ne prendra certainement pas fin d’ici le 11 septembre 2021.
Aujourd’hui, selon Naim, « la CIA a des milliers de miliciens qui mènent des opérations en Afghanistan, et des milliers de contractants dont les objectifs restent inexpliqués aux Afghans ». « Il serait très naïf et simpliste de penser que la guerre prendra fin », ajoute-t-il. Gaheez, qui s’est rendue en Afghanistan à plusieurs reprises pour superviser des projets d’aide humanitaire, a pu constater elle-même ce que représentent ces entrepreneurs privés. « Ils peuvent compter sur l’approbation et les armes de la CIA et peuvent servir de force militaire complémentaire », dit-elle. En fait, ces contractants militaires privés sont tellement plus nombreux que les effectifs militaires des États-Unis qu’on recense plus de tués parmi eux que chez les soldats. L’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan, un organisme de surveillance, a lancé une mise en garde à l’effet qu’un retrait de ces contractants pourrait avoir des conséquences plus graves que le retrait des troupes.
La duplicité du discours transparaît surtout dans l’insistance de Biden à dire que les États-Unis poursuivaient un objectif simple en Afghanistan et que cet objectif a été atteint. « Nous sommes allés en Afghanistan en 2001 pour éradiquer Al Qaïda, pour prévenir de nouvelles attaques terroristes contre les États-Unis à partir de l’Afghanistan » a-t-il déclaré, ajoutant « notre objectif était clair ». Mais les États-Unis ont fait bien plus que cela. Ils ont installé un gouvernement fantoche, imposé leur vision de la démocratie à un peuple aux prises avec des seigneurs de guerre soutenus et armés par eux et ont veillé par là même à maintenir la fragilité des mouvements démocratiques séculiers. Les États-Unis ont injecté des milliards de dollars dans la lutte contre la drogue pour finir par encourager la production de drogue. Ils ont défait les Talibans, mais ont choisi ce groupe rebelle comme partenaire pour la paix. Et en cours de route, ils auront tué plus de 40 000 civils afghans—vraisemblablement un bilan sous-estimé.
Aujourd’hui, bien que l’Afghanistan ait un gouvernement dirigé par le président Ashraf Ghani, ce gouvernement dépend entièrement des États-Unis pour asseoir sa légitimité et il reste soumis aux violences perpétrées par les Talibans et à la merci des chefs de guerre fondamentalistes armés que les administrations étasuniennes successives, y compris l’administration actuelle, ont légitimés.
Mais rien de cela ne semble mériter l’attention de Biden. Le président a préféré déclarer ceci à propos de la situation de 2001 : « La cause était juste… Et j’ai soutenu cette intervention militaire. » Puis, pour réduire cette guerre désastreuse à une seule phrase simpliste, Biden a affirmé : « Nous avons fait justice de ben Laden il y a une décennie, et nous sommes restés en Afghanistan une décennie de plus. »
Par ces mots, le président a décrit la guerre en Afghanistan sous un jour très favorable : les États-Unis entendaient éradiquer le terrorisme, cette tâche a été accomplie, nous aurions dû quitter peu après. Il est réconfortant de représenter cette guerre dans une optique aussi bienveillante—comme si notre seule bourde avait été notre séjour trop prolongé. Biden a également passé sous silence que ben Laden a été capturé et tué au Pakistan et non en Afghanistan.
Sont passés aussi sous silence les coûts obscènes de cette guerre futile de 20 ans qui laisse l’Afghanistan aux mains d’un gouvernement corrompu et inefficace, d’une force talibane réhabilitée et d’autres milices et seigneurs de guerre. Selon le projet Costs of War dirigé par l’Université Brown, les contribuables étasuniens auront payé plus de 2 200 milliards de dollars pour une guerre qui, voudrait nous faire croire Biden, aurait atteint son objectif : l’assassinat de ben Laden au Pakistan il y a une décennie.
Au moment où les inégalités ne cessent de croître aux États-Unis et où les politiciens prétendent qu’il manque de fonds pour financer des projets d’infrastructure ou un nouveau pacte vert (Green New Deal) ou des soins de santé pour tous (Medicare for All), les coûts de la guerre en Afghanistan continueront de grimper, tant sur le plan économique que sur le plan humain. Les contribuables continueront d’assumer les coûts des frappes aériennes et des contractants militaires privés, sans répit à l’horizon. Les Afghans continueront de souffrir et de mourir.
C’est dans une telle optique que l’on peut voir la justesse des mots de Naim pour qualifier l’allocution de Biden : « la justification coloniale et orientaliste d’une intervention ».
Sonali Kolhatkar est la fondatrice, animatrice et productrice de Rising Up With Sonali, une émission de télévision et de radio diffusée sur les réseaux Free Speech TV et Pacifica. Elle est rédactrice pour le projet Economy for All à l’Independent Media Institute.