Note en préambule à la lecture de ma lettre envoyée à la Direction du journal
Le Devoir, le 25 mars 2024, et restée à ce jour sans réponse
Par Michel Beaudin, 8 octobre 2024
Pour lire la lettre (plus bas), cliquez ici.
● Je suis abonné au journal Le Devoir depuis une quarantaine d’années. C’est dire mon admiration et mon attachement à ce quotidien en raison de la fiabilité habituelle de ses informations et de la rigueur de ses C’est habité par ces sentiments que, le 25 mars dernier, plutôt que de publier une lettre ouverte pour exprimer une plainte, je décidai de m’adresser à la Direction même du journal. Je voulais dénoncer la manière, à mon sens, servile dont Le Devoir reproduisait quasi quotidiennement depuis les lendemains du 7 octobre 2023 jusqu’alors des reportages déficients de l’Agence France-Presse (AFP) concernant les événements en cours au Proche-Orient.
● Plus précisément, ces reportages comportaient quasi invariablement deux paragraphes dont le premier commençait en substance ainsi : « La guerre dans la bande de Gaza a été déclenchée le 7 octobre par une attaque d’une ampleur sans précédent menée par des commandos du Hamas… », suivie de la qualification de ce gouvernement local de « terroriste », de la mention des morts, des otages, etc. Suivait immédiatement, dans un second paragraphe : « En représailles (ou encore : « En riposte »), Israël a lancé une opération militaire…», etc. On notera qu’à l’approche du premier anniversaire des événements du 7 octobre, ce procédé se poursuivait toujours dans les reportages de l’AFP reproduits dans Le Devoir, quels que soient les signataires de ceux-ci, signe d’une politique délibérée de la part de l’Agence.
● Dans une lettre d’une dizaine de pages, je tâchais de mettre en évidence les possibles désinformations et erreurs de perspectives impliquées par ces deux paragraphes et leur répétition incessante. Ceux-ci, par exemple, faisaient de l’attaque du 7 octobre le commencement absolu plutôt qu’un moment de la poursuite d’un conflit plus que centenaire. Le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterrèz, eut lui-même le courage d’affirmer (sans la justifier pour autant) que cette agression ne s’était pas produite «hors de tout contexte». De même, le titre général « Guerre Israël-Hamas » de la section coiffant ces reportages ou encore divers articles des médias écrits se rapportant à l’épisode actuel de ce conflit, occultait et occulte toujours, à mon sens, la réalité de la poursuite d’une longue guerre d’Israël non pas contre le Hamas seulement (jusqu’alors chouchouté par le gouvernement de Nétanyahou) mais avant tout contre les Palestiniens comme tels, comme en témoignent les exactions incessantes également à l’encontre de la population palestinienne de la Cisjordanie, par exemple.
● Ces paragraphes (ou parties de ceux-ci), surgissant même très souvent comme des « cheveux sur la soupe », hors du propos spécifique du reportage, me sont apparus comme une tentative d’imposer, voire d’asséner un cadre de compréhension des événements en cours, comme une sorte de matraquage idéologique d’ailleurs largement partagé par les médias occidentaux, européens en particulier. Sans parler du caractère insultant et méprisant de leur ânonnement ad nauseam pour les lecteurs et lectrices des journaux reproduisant ces reportages, les enfermant dans l’instantané hors de toute perspective historique et de référence au droit international. Que Le Devoir se soit éventuellement prêté à une telle manœuvre m’a laissé sans mot, surtout que les propos de ses chroniqueuses, chroniqueurs et éditorialistes s’exprimant sur la phase actuelle de ce vieux conflit me semblent incomparablement plus pertinents que ces reportages de l’AFP, et surtout prêter à une discussion véritable.
● Vous trouverez dans la lettre ci-dessous un argumentaire plus détaillé à propos de ma plainte adressée au Devoir, de même que la proposition d’une grille d’analyse alternative de la dynamique de ce conflit interminable. J’emprunte largement ces perspectives d’analyse au regretté Dom Helder Camara, trois fois candidat au Prix Nobel de la Paix, et qui a connu de si près l’expérience de la violence et de sa spirale sous la dictature brésilienne.
● Si je vous transmets ouvertement cette lettre aujourd’hui, c’est que, plus de six mois après l’avoir communiquée à la Direction du Devoir, je n’ai toujours pas reçu d’autre réponse de la part de celle-ci qu’un silence assourdissant. Ma lettre a d’abord été envoyée à la Rédaction, à l’adresse de courriel figurant dans la section administrative du Je reçus immédiatement un accusé de réception de la part de la coordonnatrice de la Rédaction, m’assurant que ma lettre, vue sa teneur, avait été transmise à la Direction du journal. Devant l’absence de quelque réaction que ce soit de la part de cette dernière, j’envoyai successivement deux courriels, les 29 avril et 28 mai, à la même personne, mais toujours sans résultat. Le 7 juin, je l’appelai à brûle-pourpoint. Paraissant quelque peu embarrassée, la coordonnatrice de la Rédaction m’affirma avoir bien transmis mes deux courriels de rappel à la rédactrice en chef à qui elle avait aussi réitéré mon attente d’une réaction de la part de la Direction. Je lui renouvelai que j’espérais toujours recevoir de celle-ci un écho substantiel et satisfaisant à ma lettre, puis je lui exprimai ma reconnaissance pour cette intermédiation.
● Vers la mi-août, toujours sans nouvelles du Devoir, je consultai un ami de longue date sur la conduite à tenir, celui-ci ayant siégé de nombreuses années au CA du Devoir. Étonné d’un tel silence de la Direction, il lut ma lettre et prit l’initiative, dès le lendemain (14 août), d’écrire à quatre dirigeants et dirigeantes du Devoir, dont le directeur général lui-même, Brian Myles, les pressant de donner un suivi à ma lettre et joignant copie de celle-ci. Rien n’y fit. À ce jour, ni lui ni moi n’avons reçu quelque suivi que ce soit. Une déception qui s’ajoute à celle du traitement, à mon avis, déficient dans la reproduction des reportages de l’AFP. Sans parler du doute qui aura été semé dans mon esprit. Malgré tout, bien que je déplore aussi de la part de la Direction du Devoir une attitude bien en deçà de la simple civilité, je n’appelle pas à un boycott de ce journal, ne serait-ce par égard pour ses valeureux artisans et artisanes. Je garde au Devoir ma haute considération pour sa qualité générale et je persiste à croire qu’il peut s’amender. Ma lettre visait à attirer l’attention de ses responsables sur une question précise que j’y détaille, et sur laquelle je ne pouvais garder le silence vu les enjeux impliqués.
● De tels enjeux, combinés à l’absence de résultat de ma démarche, me poussent à rendre public aujourd’hui le contenu intégral de ma lettre du 25 mars, surtout que plus d’un an après les événements du 7 octobre 2023, les reportages de l’AFP n’ont jamais discontinué de nous asséner les deux mêmes paragraphes décriés, et, Le Devoir, de nous répéter ce sinistre et trompeur cocorico! J’adresse copie de cette lettre à vous que je sais plus qu’intéressés par les malheureux événements du Proche-Orient et plus particulièrement ceux qui touchent le sort des populations palestiniennes de Gaza et de J’avais d’ailleurs déjà fait parvenir sur ce sujet à un grand nombre d’entre vous la version allongée (fin janvier 2024) de mon article paru dans Présence Info le 2 janvier précédent. Certaines rares données chiffrées de ma lettre, s’il en est, ont pu changer depuis le 25 mars, mais je maintiens toujours l’essentiel de mon analyse, d’ailleurs confirmée sur plusieurs points par la suite. Ainsi, sur celui des visées ultimes du gouvernement actuel d’Israël, aiguillonné par deux ministres extrémistes appartenant à autant de partis religieux ultra-orthodoxes d’extrême-droite et messianiques (voir à ce sujet l’émission «Grands Reportages» de Radio-Canada du 24 septembre dernier : « Israël : les ministres du chaos »).
Merci de prendre connaissance de cette Vous pouvez la diffuser à votre guise et sans restriction à travers vos réseaux personnels et collectifs.
● Je terminerais en vous faisant part de l’accueil si contrasté avec celui duDevoir que je reçus de la part de l’ombudsman et de la Direction de l’information de Radio-Canada à une autre initiative lorsque je pris contact avec le premier, en février dernier, pour demander que soit changée la carte de la Cisjordanie utilisée lors des bulletins de nouvelles ou des reportages de la télévision d’État. Cette carte, apparaissant comme uniformément verte (comme celle de Gaza, par exemple), en contraste avec la représentation du territoire d’Israël (en bleu) me semblait susceptible, peut-être involontairement, d’induire les téléspectateurs en erreur. En effet, elle donnait à penser que la Cisjordanie soit restée intégralement palestinienne, en accord avec le découpage initial prévu par la résolution des Nations Unies concernant les territoires respectifs des deux peuples. Or, de fait, le territoire cisjordanien est devenu un « gruyère » en raison des portions de celui-ci ayant fait l’objet d’annexions forcées au cours des années par l’occupant militaire israélien, ou encore ayant été envahies et transformées en colonies israéliennes (plus de 500 000 colons aujourd’hui). L’ombudsman fit des captures d’écran à l’appui de ma requête et soumit ma plainte à la Direction de l’information qui se mit aussitôt en quête d’une carte correspondant mieux à la présenter réalité du territoire cisjordanien, avec donc des teintes variées, selon les portions de territoire encore aux mains des Palestiniens, les portions annexées, les portions colonisées, etc. L’actualité que prirent ensuite les plus récentes initiatives de l’oppression israélienne en Cisjordanie (exactions, raids, bombardements, nouvelles annexions et colonies…) ramena cette dernière à l’avant-plan, désormais mieux servie visuellement par une carte plus adéquate de son territoire!
Lettre de Michel Beaudin à l’attention de la Rédaction du journal Le Devoir
Le 25 mars 2024
Monsieur,
Madame,
Je suis un abonné du Devoir depuis plusieurs décennies et un « ami » (donateur) du journal depuis quelques années. C’est dire toute mon appréciation du Devoir, en particulier de son intégrité, de la grande fiabilité de ses informations tout comme de la qualité de ses articles d’analyse de l’actualité et de la réflexion sur celle-ci. Mille bravos, en ce sens, particulièrement aux chroniqueurs et chroniqueuses ainsi qu’aux éditorialistes de mon journal préféré de longue date.
J’ai été recherchiste pour les programmes d’éducation à la solidarité internationale à l’organisme Développement et paix de 1974 à 1985, et Le Devoir constituait, dès mon lever, l’une de mes lectures et références quotidiennes. Mis en contact par mon travail avec des sources de première main principalement dans les pays du Sud, de même que dans certains pays occidentaux, j’ai pu apprécier la qualité de l’information véhiculée dans Le Devoir. Je devins par la suite professeur de théologie contextuelle à l’Université de Montréal dans le secteur des questions socio-économiques et politiques de même que dans celui des relations internationales. Le Devoir a continué de m’y accompagner quotidiennement, et ce jusqu’à ma retraite en 2007, tout comme après celle-ci jusqu’à ce jour.
Après ce préambule, significatif pour la suite, j’en viens à ce qui m’amène à vous écrire aujourd’hui, une première pour moi. C’est malheureusement pour attirer votre attention sur ce qui me semble une grave lacune du Devoir consécutivement aux événements 7 octobre 2023 au Proche-Orient, qui conduit le journal, à mon sens, à se faire objectivement, mais je l’espère involontairement, l’instrument d’une désinformation répétée en faveur d’Israël concernant la situation en cours dans les relations de ce pays avec les Palestiniens, que ce soit à Gaza surtout, mais aussi en Cisjordanie dans une certaine mesure. J’avais pensé donner à mon grief la forme d’une lettre ouverte (genre « Libre opinion ») au Devoir lui-même sinon aussi à d’autres journaux, mais vu ma relation étroite avec Le Devoir, je me suis ensuite ravisé et j’ai choisi de communiquer d’abord avec vous.
Nommément, ma plainte concerne le cadre d’analyse qu’impose l’Agence France-Presse (AFP) dans ses reportages sur cette région, lesquels sont reproduits quotidiennement ou presque par Le Devoir depuis le mois d’octobre. À ma connaissance, la seule exception aura été le reportage du 22 mars 2024. Les auteurs et autrices signataires peuvent varier, mais ce qui ne varie malheureusement pas, ce sont deux paragraphes précis qui se retrouvent dans chaque article. Ceux-ci, sauf rarissime exception, se suivent immédiatement et présentent le conflit en cours au Proche-Orient selon une séquence invariable en deux temps que traduisent les premiers mots de chacun des deux paragraphes visés: « La guerre dans la bande de Gaza a été déclenchée le 7 octobre par une attaque d’une ampleur sans précédent menée par des commandos du Hamas… (souvent suivi par la mention que ce mouvement est considéré comme terroriste par x pays, etc.) ». Puis suit : «En représailles (ou parfois : « en riposte… »), Israël a lancé une opération militaire…, etc. ». Je vous invite à faire par vous- mêmes la vérification de ce que j’avance ici et que vous avez probablement déjà remarqué. Voir, par exemple, les reportages depuis le 8 mars dernier, mais c’est ainsi depuis le début!
Une telle répétition de ces deux paragraphes (ou parties de paragraphes) consécutifs dans des termes identiques, sinon rigoureusement similaires dans chaque reportage constitue d’abord une insulte quotidienne à l’intelligence des lecteurs et des lectrices, même de ceux et celles qui suivent moins attentivement l’actualité de cette région. Pour ma part, je n’ai cessé de la suivre depuis le 7 octobre. Je suis en contact avec des personnes ayant vécu en Cisjordanie, et avec des spécialistes de l’histoire ancienne et récente des rapports entre Israël et la Palestine. Je lis aussi des articles de presse et de revues spécialisées (y compris en provenance d’Israël même), ainsi que des livres sur le sujet.
Mis à part le caractère de surcroît infantilisant pour le lectorat d’une telle insertion dans chaque article de l’AFP, force m’est de croire que c’est l’AFP elle-même qui impose une telle intégration de ces deux paragraphes à tous les rédacteurs de ces reportages et servant de cadrage. À mon sens il s’agit là d’autre chose que d’un simple hors-d’œuvre quelque peu saugrenu servi à satiété, mais bien d’un matraquage idéologique de bas étage et se faisant complice de la propagande israélienne. J’ai trouvé tout dernièrement dans Le Monde diplomatique de février 2024 un article fort intéressant sur le journalisme français et la couverture de l’épisode actuel de la guerre israélo-palestinienne. On y trouve, entre autres, une analyse de l’axe temporel en deux temps (« point zéro » et « riposte ») structurant la médiatisation de ce conflit, similaire à ce que j’avais moi-même observé dans les reportages mentionnés plus haut (Serge Halami, Pierre Rimbert, « Le journalisme français, un danger public » (p. 1, 10-11).
Plus fondamentalement encore, ce schéma fausse radicalement la perception de la dynamique du présent conflit en faisant de l’attaque du 7 octobre un commencement absolu de ce que l’AFP appelle à tort la « guerre Israël-Hamas » (titre coiffant aussi les articles du Devoir et de la plupart des médias), et fait donc du « déluge de feu » qui continue de s’abattre sur la bande de Gaza, combiné à toutes les privations qui sont aussi imposées aux Palestiniens, une simple « riposte » ou de simples « représailles » par Israël qui aurait ainsi, implicitement, le « droit de se défendre » de cette façon, selon le « la » donné dès le 7 octobre par celui-ci, et aussitôt repris en chœur par la plupart des pays occidentaux et leurs médias. De la même façon qu’une dizaine de ces pays ont immédiatement, et sans autre forme de procès, cessé leur contribution à l’UNRWA sur simple accusation (non vérifiée, et avérée finalement non fondée sur des faits probants) par Israël à l’effet que 13 des 33 000 employés de cet organisme onusien auraient participé à l’attaque du 7 octobre! Ce schéma qu’Israël et l’AFP à sa suite propagent, comporte une triple erreur de perspective ici :
1. Il s’agit non pas d’une nouvelle guerre mais d’un nouvel épisode ou segment d’un conflit déjà centenaire, où l’intervention du 7 octobre est plutôt un acte de résistance palestinienne (ce qui n’empêche pas qu’il puisse être jugé répréhensible) dans la poursuite de ce conflit de fond, et où la « riposte » d’Israël est plutôt la « répression » d’un acte d’insoumission à une oppression israélienne première. Je m’explique davantage plus loin.
2. Cette présentation par l’AFP tend aussi à légitimer la « disproportion » (E. Macron et autres) d’ailleurs habituelle de la part d’Israël, et le caractère de «punition collective» de l’opération militaire actuelle de celui-ci.
3. Une victoire sur le Hamas paraîtrait, selon la vision proposée par tant de médias, marquer la fin de la « guerre Israël-Hamas », mais il n’en est rien. Le coup du Hamas semble plutôt fournir à Israël l’occasion rêvée et une sorte de tremplin pour une visée beaucoup plus large, au vu des événements en cours. Ceux-ci pointent plutôt vers des objectifs qui pourraient constituer une avancée décisive de son projet initial d’éviction (sinon d’assujettissement total) de toute la population palestinienne de cette région pour faire place à un Grand Israël, une visée évidemment incompatible avec la proposition occidentale d’une solution à deux États. Ben Gourion ne faisait pas mystère de ce projet le 3 décembre 1948 devant son parti : « Il y a 40 % de non-Juifs dans le territoire alloué à l’État juif […] Seul un État ayant au moins 80% de Juifs est un État viable et stable » (France-Palestine Solidarité, cité dans Guy Durand, Israël et Palestine. Histoire ancienne et fractures actuelles, Éditions des oliviers, 2016, p. 95, note 98). Depuis, l’on sait que Netanyahou a fait faire un grand pas au rêve sioniste en faisant «adopter par la Knesset un loi définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif» (« Israël devient une ‘ethnocratie’ », Le Monde diplomatique, septembre 2018), et que le puissant ministre israélien de la Sécurité intérieure, et dirigeant du parti Force juive, Itamar Ben-Gvir, propose comme « solution » au conflit une émigration massive à combiner avec une recolonisation israélienne de la bande de Gaza! L’expression « guerre d’Israël contre le Hamas » comprise selon le schéma véhiculé par l’AFP donne évidemment plus de respectabilité ou de légitimité à un dessein aussi inavouable. J’y reviens plus loin.
Dans cette foulée, il me semble qu’un autre cadre d’analyse de la violence en cause serait plus approprié. Je l’emprunte, entre autres, à Dom Helder Camara qui l’avait proposée dès les années 1960 à propos d’un grand nombre de conflits, en Amérique latine notamment. Camara parlait d’une « spirale de la violence » en trois temps :
1. Une violence première qui peut avoir été déclenchée par une agression territoriale, un coup d’État dictatorial, ou toute autre forme de coup de force, et surtout instaurant une violence d’ordre structurel, systémique, ou institutionnalisée dans toutes les sphères de la vie collective (économie, politique, sociale, culturelle…), tout en s’inscrivant dans le temps au point d’en venir à occulter son commencement et de se confondre avec ce qu’on appelle l’ordre établi, ainsi « normalisé ». C’est ainsi que dans le cas de la guerre d’Israël contre la Palestine, les pays alliés d’Israël n’hésitent pas à faussement appeler « paix » ou « accalmie » cet état de choses, les périodes où la résistance palestinienne ne fait pas les manchettes. « Comme l’affirme une noukta (‘blague’) souvent entendue dans le monde arabe, ‘La situation au Proche-Orient n’est considérée inquiétante que lorsque les Palestiniens ne sont plus les seuls à subir la violence’ » (Akram Belkaïd, « L’engrenage guerrier », Le Monde diplomatique, novembre 2023, p. 1).
2. Cette violence première ou violence-mère, à moins d’anéantir complètement ses victimes, entraîne inévitablement une résistance multiforme qui peut sporadiquement se faire violente (seconde violence).
3. Enfin, en guise de réponse ou de réaction à cette résistance et surtout (mais pas seulement) à ses sursauts plus « musclés » ou violents, souvent appelés « terroristes » par l’ordre oppresseur et ses alliés, ce dernier exerce invariablement une répression (troisième violence) souvent démesurée afin d’anéantir toute résistance et jusqu’à l’espoir même d’un ordre différent.
Je suis personnellement persuadé, à partir de mes observations, de mes recherches et de mes échanges, que c’est à une telle « spirale de violence » que nous assistons dans le cas des relations entre Israël et les Palestiniens. D’ailleurs, il n’est pas anodin que le journal allemand Der Spiegel interdise formellement à ses journalistes d’utiliser cette expression, au profit d’autres comme « attaque(s) terroriste(s) contre Israël » ou « attaques de Gaza contre Israël » (P. Rimbert, « À Berlin, la politique du pire au nom du bien », Le Monde diplomatique, décembre 2023, p. 13).
En ce qui concerne la violence première, je crois qu’elle est assez documentée pour ne pas en détailler ici le déroulement sur plus d’un siècle (à compter des années 1920, précédées par la Déclaration Balfour en 1917). J’en rappelle quelques jalons anciens à titre d’exemples :
● L’initiative du mouvement sioniste institutionnalisant la main mise coloniale juive sur une grande partie de la Palestine au temps même du mandat confié à la Grande-Bretagne par la Société des Nations, lequel prévoyait que cette installation d’un foyer national juif devait aussi protéger les droits des autres collectivités vivant sur place.
● L’auto-proclamation de l’État d’Israël en 1948 (ensuite reconnu par l’ONU mais selon un découpage précis) qui entraînera la Nakba (« catastrophe »), l’exode forcé de plus de 776 000 Palestiniens (plus des deux tiers de cette population) vers des pays limitrophes dans des camps de réfugiés qui allaient devenir permanents. Pour une référence plus proche de notre histoire, pensons ici à ce qu’a pu représenter, dans les faits et dans la mémoire collective, la déportation par l’armée britannique d’une grande partie des Acadiens, de 1755 à 1763 (environ 12 000 sur une population de 18 000), et que ceux-ci ont appelé « le Grand Dérangement », un euphémisme. Une expulsion visant à donner leurs terres (et maisons, si non brûlées) à des colons provenant de la colonie de Nouvelle-Angleterre! Les Acadiens s’en « souviennent », tout comme les réfugiés palestiniens n’ont pas manqué de cultiver la mémoire de leur tragédie auprès de leurs descendants, alors qu’Israël pensait que ce ne serait l’affaire que d’une génération ou deux!
● Ou encore la guerre dite des « Six jours », en 1967, qui allait entraîner l’annexion unilatérale de nouveaux territoires par Israël et une autre expulsion massive de Palestiniens, des situations régulièrement dénoncées par diverses résolutions de l’ONU (N° 242, 252 et 267), mais restées lettres mortes jusqu’à présent. Sur ces grands « moments structurants », voir R. Antonius, « Palestine-Israël : moments structurants et droit international (1917-2015) », dans Guerres mondiales et conflits contemporains, 2016/2, (n° 262), p. 107-128.
Une oppression constante des Palestiniens de la part d’Israël marquera toute cette période. Au fil des ans, les territoires palestiniens se verront occupés militairement (jusqu’en 2005 dans le cas de Gaza, mais toujours objet d’un blocus, faisant de celui-ci la plus vaste « prison à ciel ouvert » du monde, et donc de ses habitants, des «prisonniers politiques»), entourés de murs, annexés et ou colonisés en partie, sans compter les exactions de toutes sortes, les arrestations et emprisonnements arbitraires (même d’adolescents), les raids réguliers, les expulsions des habitants de leurs terres et de leurs maisons, etc. Ilan Pappé, un historien israélien, parle volontiers d’une entreprise colonialiste de conquête, de colonisation de peuplement, de dépossession et de politique d’apartheid (voir, par exemple, dans Noam Chomsky et Ilan Pappé, Palestine, Écosociété, 2016). Le « problème palestinien » serait en fait un « problème israélien ».
Si on en doutait encore, cette injuste violence première est confirmée par David Ben Gourion lui- même qui fut Premier ministre d’Israël à compter de 1948. Écoutons-le en conversation avec Nahum Goldmann, Président du Conseil juif mondial dans un ouvrage publié en 1976 : « Pourquoi les Arabes feraient-ils la paix? Si j’étais, moi, un leader arabe, jamais je ne signerais avec Israël. C’est normal : nous avons pris leur pays. Certes, Dieu nous l’a promis, mais en quoi cela peut-il les intéresser? Notre Dieu n’est pas le leur. Nous sommes originaires d’Israël, c’est vrai, mais il y a de cela deux mille ans : en quoi cela les concerne-t-il? Il y a eu l’antisémitisme, les nazis, Hitler, Auschwitz, mais était-ce leur faute? Ils ne voient qu’une chose: nous sommes venus et nous avons volé leur pays. Pourquoi l’accepteraient-ils ?» (Le Paradoxe juif, Paris, Stock, 1976, p. 121).
C’est sous cette violence première, fondamentale et permanente que se manifestera une résistance continue de la part des Palestiniens, ayant toujours en mémoire les grands moments de leur assujettissement et de leur spoliation. Cette résistance s’exercera de façon politique (OLP, parti du Fatah et autres, Autorité palestinienne, et, plus récemment, Hamas au gouvernement à Gaza, tentatives d’accords avec Israël, etc.), sociale ou culturelle, par exemple. Israël cherchera constamment à empêcher l’expression de la Palestine sur ce dernier plan, aussi bien au Proche-Orient même qu’en Occident, faisant interdire des expositions, films ou autres manifestations de ce genre, détruisant des monuments et autres lieux de mémoire comme actuellement à Gaza, etc.). La résistance se fera parfois de façon armée (violence seconde) : lancement de simples cailloux sur des chars d’assaut lors des intifadas, attentats-suicides en zone israélienne, lancements sporadiques de roquettes par le Hamas mais habituellement interceptées, etc. Que la résistance soit armée ou non, elle fera invariablement l’objet d’une répression (troisième violence) « disproportionnée » par les forces israéliennes, additionnée de nouvelles annexions, colonies, emprisonnements, etc.
C’est ici que s’inscrit le terrible épisode actuel opposant Israël et les Palestiniens, dans l’articulation de la violence seconde et de la troisième violence, ou de la résistance (en partie armée) et de la répression de celle-ci. Il faut donc immédiatement préciser que l’incursion du 7 octobre dernier n’a pas constitué le commencement du « conflit », mais une riposte du gouvernement élu de Gaza, le Hamas, à la violence de fond ou violence première d’Israël manifestée non seulement par le blocus permanent de ce territoire nécessitant une aide humanitaire continue par l’UNRWA et par d’autres organismes (500 camions-remorques par jour), par l’empêchement de libre circulation de ses habitants hors de la bande de Gaza elle-même, entourée de murs et de barbelés, mais aussi par des bombardements et attaques régulières qui font, chaque fois, un nombre élevé de morts et de blessés chez les civils palestiniens contre très peu de pertes israéliennes. Pour prendre deux exemples seulement: du début de 2008 à la fin de septembre 2023 (à la veille du 7 octobre, donc) les attaques israéliennes sur Gaza seulement y tuèrent 5 365 palestiniens (sans compter les blessés) contre 36 israéliens, tous des soldats (Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU – OCHA). Pourquoi l’AFP, spécialisée en information, fait-elle commencer la guerre le 7 octobre dernier, sans mentionner qu’en 2021, 2022 et les 9 premiers mois de 2023, l’armée d’occupation a tué respectivement 349, 291 et 227 habitants palestiniens de Cisjordanie et de Gaza sans que ces exactions mobilisent les rédactions. Selon Acrimed, du 1er janvier au 1er octobre 2023, « le ’20 heures’ de France 2 n’a consacré que dix sujets au conflit. Sur ces dix mois, le temps de parole de Palestiniens fut de 33 secondes » (« Le journalisme français, un danger public », Le Monde diplomatique, février 2024, p. 10). Qu’en fut-il au Québec?
L’attaque du Hamas a été plus spectaculaire dans sa forme et dans le nombre de ses victimes que toute autre expression de résistance armée palestinienne jusque-là. Et encore, faut-il dire que ce coup d’éclat a été au moins indirectement provoqué par Israël. En effet, ce mouvement a été constamment favorisé et même « chouchouté » par Israël (transferts d’argent en provenance d’autres contrées, tolérance partielle de tirs de roquettes, délivrance d’un certain nombre de permis de travail à des habitants de Gaza pour y élever le pouvoir d’achat, etc.) dans le but exprès de marginaliser l’Autorité palestinienne et d’empêcher ainsi la formation d’un État palestinien. Plus encore, selon des sources des plus sérieuses (New York Times, 30 novembre 2023, The Guardian, 23 novembre 2023, etc.), les services secrets de renseignement israéliens, et donc les hauts dirigeants du gouvernement hébreu, auraient été mis au courant un an à l’avance du plan détaillé (« Jericho Wall ») de l’intervention projetée par le Hamas, mais ces autorités n’ont pas bronché, d’où la surprise du Hamas de pénétrer si facilement en zone israélienne et d’y rencontrer si peu de militaires. C’est de tout cela dont Netanyahou et son gouvernement sont tenus responsable en Israël, et dont ils auront à répondre (The Times of Israël, 8 octobre 2023).
En attendant, ce gouvernement semble avoir enfin trouvé le prétexte à régler le « problème palestinien ». En effet, l’objectif affiché d’en finir avec le Hamas, ne peut être dissocié, vu l’exiguïté et la configuration de Gaza avec ses tunnels, du massacre d’une grande partie de la population civile de ce territoire, de son annihilation même au vu aussi des privations en tous genres qui lui sont imposées et qui ont fait constater à la Cour internationale de justice (CIJ), il y a déjà presque deux mois, des « preuves sur le terrain » de la «plausibilité» d’un génocide à Gaza. D’une part, Israël pourrait, en détruisant le Hamas, effacer les traces de sa collusion tacite avec celui-ci, et, d’autre part, faire un pas décisif pour tenter d’assurer à jamais non seulement la sécurité d’Israël mais aussi d’assujettir durablement la population palestinienne ou, « mieux », de l’expulser de ses territoires pour s’emparer de ceux-ci et réaliser enfin le Grand Israël promu activement par les partis nationalistes religieux ultra- orthodoxes et d’extrême-droite qui détiennent la balance du pouvoir au gouvernement.
Israël se prépare, après des bombardements et des tirs d’artillerie nourris sur la ville de Rafah, à faire l’invasion terrestre de cette ville après y avoir fait converger et entasser de force plus de 1,7 millions de Palestiniens. Netanyahou promet bien d’évacuer la population avant toute opération de ce genre, quitte à attendre quelques semaines. Il ne fournit pas non plus d’information sur de tels plans d’évacuation (Le Devoir, 17 mars 2024). Mais peu lui importe. D’une part, il sait le Hamas coincé et il sera toujours temps d’en finir avec lui. D’autre part, il sait qu’entretemps la famine (la faim comme arme de guerre est un crime de guerre) et les épidémies, en plus des bombes et obus, auront fait leur œuvre, surtout que l’armée continue de retenir à la frontière avec l’Égypte l’essentiel d’une aide humanitaire que ne pourra compenser l’apport récent de l’aide occidentale faite par largages et par bateaux. Et on peut supposer que l’évacuation, un jour, des survivants ne se fera pas autrement que sous la forme d’un aller simple hors de Gaza et de la Palestine vers quelque nouveau (en Égypte?) ou déjà existant camp de réfugiés!
Enfin, on peut aussi se demander dans quelle mesure la destruction de Gaza au point d’en faire un territoire absolument inhabitable, en plus d’être dissuasif d’y rester pour ses habitants actuels, ne constituerait pas également une préparation du terrain pour l’exploitation des immenses ressources gazières et pétrolières découvertes récemment dans son sous-sol et sous son littoral, et pour lesquelles Israël, qui a mainmise sur celles-ci, a déjà commencé à accorder des permis d’exploration à des compagnies multinationales (W. Lockett, « Palestine’s $ 500 Billion Reason To Be Subjugated. This can’t be a coincidence », Follow, 8 novembre 2023; Rachel Donald, « Everybody Wants Gaza’s Gas », Planet: Critical, 31 0ctobre 2023)
J’inclus ici également la Cisjordanie, car celle-ci est plus que jamais soumise à des annexions et à une colonisation israélienne accélérée de son territoire illégalement occupé, et ainsi transformé en « gruyère » (ou fait de parcelles discontinues), à des expulsions des habitants de nombre de villages (au moins 15 depuis le 7 octobre) par des soldats, des policiers et même par des colons armés sous l’œil complaisant des précédents, à des raids meurtriers, à des arrestations et emprisonnements arbitraires en augmentation exponentielle depuis le 7 octobre, à la fermeture des check-points par où passaient chaque jour 160 000 travailleurs vers Israël et qui se trouvent maintenant réduits au chômage, sans parler des Palestiniens citoyens d’Israël qui subissent le même sort, ou encore des Palestiniens qui ne peuvent plus entrer chez eux à Gaza, etc. Écoutons encore David Ben Gourion à ce sujet, dès 1948 : « L’acceptation de la partition ne nous engage pas à renoncer à la Cisjordanie. On ne demande pas à quelqu’un de renoncer à sa vision. Nous accepterons un État dans les frontières fixées aujourd’hui, mais les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des Juifs et aucun facteur externe ne pourra les limiter » (cité par Simha Flapan, La naissance d’Israël, New York, 1987, p. 53). On croirait entendre l’intransigeance de Netanyahou aujourd’hui, et pas seulement celle des partisans religieux d’un Grand Israël! Et pourtant, la Cisjordanie n’a certainement été impliquée d’aucune façon dans l’intervention armée du 7 octobre.
Comment, alors, peut-on parler, depuis le 7 octobre, d’une « guerre d’Israël contre le Hamas »? La Cisjordanie, qui reconnaît le droit d’existence d’Israël, qui ne fait montre d’aucune résistance violente, dont l’Autorité palestinienne assure même le service d’ordre public (en « sous-traitance » d’Israël) et qui n’a pas encore vraiment levé le petit doigt devant ce qui se passe à Gaza, fait elle-même l’objet d’une intensification de la violence première d’Israël, comme décrit plus haut. Aujourd’hui même, 22 mars 2024, Radio-Canada annonçait qu’Israël venait tout juste de saisir 800 nouveaux hectares en Cisjordanie! Ne faudrait-il pas alors parler, pour la période récente, d’une poursuite d’une longue guerre d’Israël contre les Palestiniens, et de la poursuite de la longue résistance de ces derniers – à noter que le Hamas, provenant des Frères musulmans d’Égypte, n’est apparu qu’en 2005 au sein de celle-ci – selon une spirale qui n’a rien à voir avec une interprétation de l’attaque du 7 octobre en termes de « déclenchement » d’une guerre, et de l’opération militaire en cours contre Gaza (et au-delà) en simples termes de «représailles» ou de « riposte » de la part d’Israël agissant en toute légitime « défense », sinon comme un épisode (le plus récent) de cette spirale. C’est pourtant ce que nous martèlent quotidiennement les reportages écrits de l’Agence France-Presse, reproduits avec la même fréquence par Le Devoir!
Oui, si Israël et Netanyahou voulaient vraiment la paix, ils renonceraient à éliminer ou à chasser tous les Palestiniens de tout leur ancien territoire pour se saisir de celui-ci. Ils mettraient un terme dès maintenant au génocide en cours à Gaza et à la destruction de ce territoire. Ils ouvriraient les portes de Rafah aux kilomètres de files de camions remorques d’une aide humanitaire désespérément attendue par 2,5 millions de personnes affamées et dénuées de tout (en particulier des enfants chez qui on ne semble plus voir que de futurs « terroristes ». Ils cesseraient de brutaliser plus que jamais les prisonniers politiques palestiniens, dont Marwan Barghouti, le « Nelson Mandela » de Palestine. Ce grand leader pacifique, qui n’a cessé de clamer qu’une guerre qui ne menait pas à la paix ne servait à rien, a été condamné il y a seize ans à sept peines de prisons à vie. On dit de lui que s’il y avait des élections libres dans tous les territoires palestiniens, il les gagnerait haut la main, même de sa prison, et que même des membres du Hamas voteraient pour lui. Mais on l’a maintenant mis en isolement, on le bat (clavicule cassée) et on l’affame pour le briser et briser avec lui l’espoir du peuple palestinien (Radio-Canada, 20 mars 2024). N’est-ce pas ce que Poutine a fait subir à Navalny en Russie? Malheureusement, il n’y a pas de Frederik de Klerk actuellement en Israël, comme ce fut le cas en Afrique du Sud pour mettre fin à l’apartheid et instaurer, en tandem avec Mandela, une paix véritable, ce qui allait leur valoir conjointement l’obtention d’un Prix Nobel de la Paix.
En raison de l’oppression séculaire et illégale menée contre les Palestiniens par Israël sans jamais que celui-ci en subisse des conséquences de la part de ses alliés, celui-ci a fini par jouir d’une impunité qui a encouragé la montée en son sein d’un extrémisme politico-religieux aux ambitions illimitées. En réaction désespérée devant cette violence première sans fin, un extrémisme aux accents également politico-religieux, celui du Hamas, s’est frayé un chemin du côté palestinien. Ce peuple s’est retrouvé coincé entre ces deux extrémismes, aux forces si inégales.
Veuillez m’excuser d’avoir écrit aussi longuement et sur des aspects dont la plupart vous sont probablement déjà connus. Je souhaitais expliciter quelque peu la vision de la guerre en cours qui m’habite et dont j’ai évoqué des éléments qui me semblaient pertinents, sans cependant prétendre à l’exhaustivité.
Je ne sais pas quels sont les termes du contrat qui vous lie à l’AFP, ni si vous pouvez retrancher des sections des reportages discutés ici (je remarque l’absence de […] dans ces textes, comme il peut arriver parfois dans la publication de textes soumis par des auteurs ou lecteurs parfois, pour des raisons de longueur par exemple). Ici, les paragraphes dénoncés étant constamment présents, je suis porté à penser qu’ils sont imposés par l’AFP elle-même non seulement à ses rédacteurs mais aussi à tous les médias qui reproduisent ces reportages. Je m’interroge aussi sur l’objectivité de l’AFP qui doit probablement accompagner l’armée israélienne puisque celle-ci interdit à tous les médias étrangers une présence indépendante à Gaza, avec toutes les implications de dépendance pour une agence accréditée comme l’AFP vis-à-vis des forces israéliennes.
Tout cela me semble contraster tellement avec la si grande qualité habituelle des textes des chroniqueurs et chroniqueuses du Devoir qui ont commenté cette situation du Proche-Orient. Je pense particulièrement à François Brousseau, à Émilie Nicolas, à Aurélie Lanctôt, à Zacharie Boudreault (dernièrement), ainsi qu’aux signataires de vos éditoriaux sur ce sujet. Ne vaudrait-il pas mieux mettre davantage ces personnes à contribution et, pour ce qui concerne des reportages in situ, solliciter aussi l’apport précieux et unique de journalistes de l’agence Al Jazeera, qui risquent quotidiennement leur vie (plus de 75 % des journalistes tués dans le monde en 2023 l’ont été à Gaza) et qui sont souvent des Palestiniens eux-mêmes?
Cette question pourra peut-être paraître difficile et je vous remercie d’autant de l’attention que vous y porterez. J’attendrai avec beaucoup d’intérêt votre réponse, espérant profondément que Le Devoir trouvera moyen d’être à la hauteur de sa renommée en termes de rigueur et d’éthique, et qu’il trouvera le courage, s’il partage substantiellement mon point de vue, de «faire ce que dois», pour reprendre son admirable devise, toujours d’actualité. J’incline à penser que le lectorat du Devoir saurait apprécier une prise de position ferme de la part de son quotidien. L’opinion publique québécoise en arrive enfin à sortir du carcan malsain ou de l’inhibition paralysante qu’a pu couramment causer la peur d’une accusation d’antisémitisme que pouvait provoquer la moindre question ou quelque commentaire critique à l’égard de la politique israélienne concernant les Palestiniens. Nous n’en sommes heureusement plus là en constatant la situation inhumaine à laquelle le positionnement d’appui inconditionnel à Israël a pu mener. Des Israéliens, tels les membres de l’organisme Voix juives indépendantes, nous montrent depuis longtemps le chemin. D’ailleurs, les Palestiniens ne sont-ils pas eux-mêmes des Sémites?
Le Devoir, me semble-il, doit aussi se faire «convocateur» de positions éclairées et avant-gardistes sur cette question, comme sur d’autres, dans la société civile. Celle-ci pourra, à son tour, mieux presser les gouvernements de sortir de leur attitude intimidée, souvent à la limite de la complicité, en des circonstances si urgentes et interpellantes pour ce qu’il nous reste d’humanité.
Je vous prie d’agréer mes plus cordiales salutations et toute ma reconnaissance pour l’attention que vous apporterez aux considérations que je vous soumets,
Michel Beaudin