Nous avons porté la guerre un peu partout, sur des terres étrangères, et ce, depuis longtemps déjà. Aujourd’hui encore, nous le faisons au nom de la promotion des droits humains, de la défense de nos valeurs et du souci – bien légitime, il est vrai – de notre sécurité. Valeurs, droits humains et manières de vivre sont encore trop souvent pensés sur l’axe de notre philosophie et de notre propre histoire, dans l’oubli du fait que nous vivons dans un monde globalisé en voie de devenir multipolaire. Forts de la conviction que le bon droit est de notre côté, nous exportons la guerre au loin tout en affirmant qu’on le fait au nom même d’une paix à imposer coûte que coûte. Nos avions, nos drones et nos soldats tuent sans qu’on nous fasse vraiment connaître l’ampleur des immenses destructions que nous infligeons, là-bas, à des populations civiles prises, elles aussi, au piège.
Constamment, nous privilégions la réponse militaire à la diplomatie, la guerre à la Clausewitz plutôt que le travail sur les causes, selon la proposition bien plus censée de Sun Tsu. Ce sont ces deux généraux – le premier était prussien et le second chinois – que j’ai mis en scène dans « Généalogie de la violence », en signalant que la complexité des causes des conflits et la massive implication des pays occidentaux dans les guerres d’aujourd’hui nous invitent, plus que jamais, à nous rallier à la position de Sun Tsu. En écho à G. W. Bush se lançant en guerre pour la défense de nos valeurs au lendemain du 11 Septembre, nous venons d’entendre F. Hollande évoquer une amplification de la lutte que la France mènera contre l’État islamique. Une fois passé le temps de la sidération, une fois accompli le travail du deuil et une fois sortis de l’horreur suscitée par ces assassinats, il serait bon que le président Hollande s’interroge sérieusement avec ses conseillers – pas seulement avec les généraux – et les autres chefs d’État sur les causes lointaines et prochaines de la radicalisation de tant d’organisations paramilitaires, de groupes critiques des frappes des pays occidentaux et de leurs alliés, et de tous ces jeunes – issus de nos pays et d’ailleurs – qui répondent aux attaques qui les visent par des actes terroristes dirigés contre nous.
Comme un boomerang, la guerre que nous menons au Proche-Orient nous rejoint avec une violence qui devrait nous réveiller. Penserons-nous à apporter une autre réponse – diplomatique, politique, éthique – ou nous laisserons-nous encore une fois gagner par l’hubris de la toute-puissance de nos armements ? Il nous faut une pause pour penser, un recul pour nous réorienter. Au temps d’aujourd’hui qui est dominé par des guerres asymétriques menées à l’échelle du monde, on ne peut que s’attendre, hélas, à la multiplication d’événements meurtriers visant des civils et ayant lieu aussi dans nos propres pays.
Parlant de l’industrie des armes, je crois opportun de reprendre ici une note figurant dans « Généalogie de la violence ». J’ai écrit : » Sous la présidence socialiste de François Hollande, le secteur économique qui a connu la plus grande croissance est celui de l’industrie des armes. Les entreprises d’armement ont contribué en moyenne à 24% du total des exportations françaises sur la période allant de 2010 à 2013. Selon les chiffres présentés par le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, les commandes nouvelles d’armements à l’exportation ont grimpé de 43% en 2013, pour atteindre 6,87 milliards d’euros. Par ailleurs, la France intervient militairement depuis 2013 au Mali, en Centrafrique et en Irak. » Dans le seul domaine des avions de combat multirôle, Dassault a annoncé la vente, pour 2015, de 24 Rafales à l’Égypte et de 24 autres au Qatar ; des négociations sont en cours pour de possibles livraisons de 36 appareils à l’Inde et d’un nombre, encore non-déterminé, à l’Arabie Saoudite. La France se situe aujourd’hui au troisième rang pour la fabrication d’armements, immédiatement après les États-Unis et la Russie.
Oui, le terrorisme contemporain est un piège pour la pensée, pour celle des leaders politiques comme pour celle de la population en général. Espérons que la sidération qui est la nôtre aux lendemains des massacres de Paris, de Beyrouth, d’Ankara et de Bagdad ne nous empêchera pas de nous poser les bonnes questions en débusquant les enjeux idéologiques, économiques, politiques et éthiques qui se cachent derrière « nos procédures de construction de l’ennemi », nos interventions de police à travers le monde et notre industrie des armements. Penser d’une manière autocritique devrait être notre premier acte de résistance.
Gilles Bibeau, Professeur émérite, Université de Montréal, 15 novembre 2015