Patrick Cockburn, London Review of Books, Vol. 37, No. 13, 2 juillet 2015
[Traduction : Robert Jasmin]
Le 16 juin, des milices kurdes, avec l’aide des frappes aériennes américaines, ont pris la ville de Tal Abyad dans le nord de la Syrie, un important point de passage sur la frontière entre la Turquie et la Syrie. Sa chute est une lourde perte pour l’État islamique (ÉI) : elle coupe la route qui relie la capitale officieuse du caliphat à Raqqa, cent kilomètres au sud, à la Turquie et au monde extérieur. Des volontaires étrangers sont venus par milliers en empruntant cette route, dont plusieurs sont devenus des kamikazes. Maintenant le mouvement est à sens inverse : quelque 23,000 Arabes et réfugiés turcs ont fui en Turquie pour échapper à l’avancée des Kurdes. Quelques uns ont passé des enfants par dessus des barbelés avant de se frayer un chemin à travers un trou dans la clôture de la frontière. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a accusé les pouvoirs occidentaux de se servir des frappes aériennes pour appuyer les « terroristes » kurdes de Syrie. Il semble en fin de compte que l’ÉI n’ait déployé que 150 combattants à Tal Abyad. Il n’aurait pas envoyé de renforts, étant bien conscient que la chute de la ville, cernée par les Kurdes sur trois fronts, était inévitable.
Il s’agit de la plus récente victoire kurde dans cette « guerre dans la guerre » que se livrent dans le coin nord-est de la Syrie, les combattants de l’ÉI et la branche militaire du PYD (Parti de l’union démocratique), le parti kurde syrien qui contrôle et dirige les enclaves kurdes le long de la frontière. J’étais à 25 kilomètres à l’est de Tal Abyad à la fin mai lorsque des femmes militaires kurdes sur la ligne de front parlaient avec circonspection de l’offensive imminente. Il y avait un grondement constant d’avions au-dessus de nous, probablement américains, mais je n’ai pas entendu de frappes aériennes. Nujaan, une ancienne combattante de 27 ans de la milice féminine kurde a affirmé qu’elles avançaient résolument vers l’ouest, vers Tal Abyad ; il y avait eu des combats ce matin-là et plusieurs soldats kurdes avaient été tués ou blessés. À Al-Qamishli, la capitale kurde de facto, j’ai parlé à Sehanok Dibo, un conseiller de Saleh Muslim et Asya Abdullah, les leaders du PYD et il m’a confirmé que Tal Abyad était la prochaine cible : « Nous espérons la libérer prochainement ». Il a insisté à plusieurs reprises pour dire que ce n’était pas seulement les Kurdes qui combattaient l’État islamique mais qu’il y avait aussi des membres de l’opposition armée syrienne à Bashar-al-Assad. Je me suis demandé si ce n’était pas une forme de propagande visant à faire paraître le PYD moins ethnocentrique et plus acceptable aux Américains. J’ai insisté et demandé à Dibo le nombre exact de rebelles pro-Kurdes qui se battaient sur la ligne de front n’en ayant vu aucun. Y en aurait-il assez pour emplir la grande pièce dans laquelle nous nous trouvions, ai-je demandé. « Peut-être deux pièces », a finalement admis Dibo.
En dépit des dénégations du PYD et probablement de leurs meilleurs intentions, le conflit au nord-est de la Syrie revêt plusieurs aspects d’une guerre ethnique : les Kurdes chassent les Arabes sunnites qu’ils accusent d’être des partisans de l’État islamique. Ces Arabes qui fuient sont perçus comme manifestement de mèche avec l’ennemi : ceux qui restent sont soupçonnés d’appartenir à des cellules dormantes, attendant le moment de frapper. Les Kurdes disent qu’eux et leurs ancêtres ont vécu dans les environs de Tal Abyad depuis 20 000 ans ; les Arabes, soutiennent-ils, se sont établis récemment en bénéficiant, dans les années ’70, d’une campagne du parti Bass qui visait à établir une ceinture de 15 kilomètres de large le long de la frontière. Les Arabes qui sont maintenant chassés de leurs demeures rapportent que les Kurdes leur disent de « retourner dans le désert ».
Pour les 2,2 millions de Kurdes syriens, soit un dixième de la population syrienne, la prise de Tal Abyad leur a permis de relier leurs trois enclaves qu’ils appellent Rojava ou le Kurdistan occidental. La plus grande enclave ou canton comme l’appellent les Kurdes, est connue sous le nom de Jazira ou l’Île, à cause de sa position entre le Tigre et l’Euphrate; c’est un mini-État bordé à l’est par l’Irak et au nord par la Turquie. Sa ville principale est Qamishli qui est loin de ressentir la guerre. Il s’agit d’une région fertile et largement auto-suffisante en champs de blé et en puits de pétrole, bien que peu d’entre eux soient en opération. Plus loin à l’ouest se trouve le canton qui entoure la ville dévastée de Kobané que l’ÉI na pas réussi à capturer malgré un siège de quatre mois et demi qui prit fin en janvier par le retrait de ses troupes après avoir perdu près d’un millier de combattants grâce aux quelque 700 frappes aériennes et à une résistance farouche de la part des Unités de Protection du peuple kurde (YPG).
Avec la prise de Tal Abyad, les Kurdes contrôlent maintenant une bande de territoire de plus de 400 kilomètres le long de la frontière sud de la Turquie, une réussite qui ne peut que consterner Ankara. La chute de Tal Abyad est significative, mais elle ne constitue qu’un épisode de plus dans la guerre qui engloutit maintenant la Syrie et l’Irak, une guerre dans laquelle un succès militaire rapproche rarement de la victoire finale. Il s’agit aux dires de certains d’une autre guerre de Trente Ans. Le problème en Irak et en Syrie, comme dans l’Europe centrale au 17e siècle, c’est la présence de trop nombreux acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur des pays où se déroulent les combats, qui ne peuvent se permettre de perdre et qui feront tout pour gagner. À Qamishli, Sehanok Dibo m’a confié que la balance du pouvoir en Syrie peut changer abruptement si un des pays étrangers impliqués change sa position. L’an dernier ce changement s’est produit lorsque les Américains ont commencé à appuyer le YPG à Kobané avec des frappes aériennes. Mais la situation peut se transformer de nouveau avec des conséquences désastreuses pour les Kurdes si l’armée turque, comme il est possible qu’elle le fasse, franchisse la frontière pour établir une zone-tampon sur le territoire tenu par les Kurdes.
En dépit de l’insistance du PYD à dire qu’il est plus qu’un simple parti nationaliste kurde, les loyautés sectaires et ethniques sont au cœur des diverses couches de guerres civiles qui bouleversent la Syrie et l’Irak quelque soit la cause originale du conflit. Dans les deux pays, l’effondrement du gouvernement central a révélé et rendu plus aigües les différences entre les Arabes et les Kurdes, entre les sunnites et les chiites, les Musulmans et les Chrétiens, les laïcs et les religieux. Et comme les Syriens et les Irakiens vivent dans un état de guerre permanent, ces différences sont presque toujours réglées dans la violence. De la frontière iranienne à la Méditérannée, les populations civiles fuient leurs villes ou leurs villages aussitôt que l’armée ou la milice qui les défend est défaite. L’État islamique est plus violent que les autres mouvements, publicisant comme elle le fait, les massacres rituels de chiites, de Yazidis et de quiconque s’oppose à lui. Mais le front Jabhat al-Nusra, affilié à Al-Qaida, qui est soutenue par l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar, n’est pas loin derrière, convertissant de force les villages druzes à sa version extrémiste de l’Islam. Le 10 juin, elle a fusillé vingt Druzes dans un seul village, Qalb Lawzeh dans la province d’Idlib. Pendant ce temps, le gouvernement syrien utilise des bombes barils et toute autre sorte de pièces d’artillerie pour réduire en décombres, toute zone bâtie qui lui résiste, sans égard des pertes civiles. Plusieurs banlieues de Damas, jadis aux mains des rebelles, sont aujourd’hui en ruines : elles ressemblent aux photos de Hambourg et Dresde en 1945.
Les soupçons et la haine au sein des communautés sont tels qu’ils ne peuvent être effacés. En mai j’ai fait un reportage du mont Abdul Aziz, une région partiellement boisée au sud-ouest de la ville de Hasakah, dont le YPD venait tout juste de s’emparer après plusieurs jours de combat. J’ai interrogé le commandant du YPD, le général Garzan Gerer, sur la nature des problèmes qu’il a affrontés dans la conquête de la montagne. Il a répondu qu’il y avait eu deux difficultés : l’une était le terrain montagneux et l’autre était que « plusieurs villages étant arabes, ils appuyaient souvent Daesh » — l’acronyme arabe pour l’État islamique. Il pensait que plusieurs n’allaient pas revenir. Ceci ne s’est pas complètement avéré : comme nous nous éloignions du front, nous avons vu une famille d’Arabes rapportant leurs effets personnels à leur demeure dans un village par ailleurs déserté. Ils nous ont salués avec un enthousiasme exagéré comme s’ils étaient incertains quant à la manière dont ils allaient être traités par les Kurdes victorieux.
Plusieurs hommes irakiens et syriens dans la vingtaine n’ont rien fait d’autre dans leur vie que se battre. Un de ces hommes est Faraj (nom fictif), un combattant de l’État islamique de 29 ans originaire d’un village sunnite situé entre les villes de Hasakah Qamishli. Il était un des militants dans Tal Abyad attendant l’assaut final des forces du YPG. Un collègue turc de cette région a contacté Faraj via WhatsApp et a transcrit la conversation pour moi. Ses réponses aux questions étaient quelquefois confuses et décousues, mais lorsqu’il parla de la chute imminente de la ville, il était calme, possiblement parce que, tout en étant un diplômé de la Faculté d’éducation de l’Université de Hasakha, se battre est la seule chose qu’il a connue ces quatre dernières années. « Et puis après, si on perd la frontière turque, dit-il, je pense que l’ÉI a des frontières ouvertes avec l’Irak. Il demeurera fort et selon le rapport de nos commandants, l’ÉI peut perdre des batailles, mais il a ses propres stratégies pour gagner la guerre. ». Il est philosophe devant les frappes américaines, disant qu’ils ne peuvent accomplir grand-chose sans avoir de troupes au sol : « Je pense que l’État islamique est en train de gagner pas de perdre. »
Il a peut-être raison. Le 17 mai, l’ÉI s’est emparé de Ramadi, la capitale de la province d’Anbar, 115 kilomètres à l’ouest de Bagdad, et quelques jours plus tard, il a pris Palmyre, au centre des routes de transport à l’est de Damas. C’est ce qui a mis fin à cette période de vœux pieux dans les capitales occidentales et à Bagdad selon lesquels le califat auto-proclamé était affaibli, incapable de bouger à cause des frappes américaines et coincé sur le plan économique par les États hostiles qui l’encerclent.
Mais il y a peu de preuves que le califat s’est affaibli durant l’année depuis que Abu Bakr-al-Baghdadi en a annoncé la création à Mossoul le 29 juin 2014, après avoir envahi la ville. La chute de Tikrit le 1er avril de cette année, après un mois d’attaques par l’armée iraquienne et les milices shiites appuyées par les frappes américaines été présentée comme un signe de l’incapacité de l’ÉI de supporter la pression militaire qu’elle subissait sur plusieurs fronts. Le Pentagone a parlé de reprendre Mossoul. Le premier ministre irakien, Haider al-Abadi, a annoncé triomphalement que la prochaine bataille serait de reprendre la grande province d’Anbar. En fait, c’est le contraire qui se produisit : l’offensive de l’armée irakienne avait à peine commencé qu’elle fut renversée par une contre-attaque de l’ÉI qui s’est emparé de Ramadi alors que les unités d’élite des forces de sécurité irakiennes avaient fui.
Du point de vue du gouvernement de Bagdad et de ceux qui l’appuient aux États-Unis et en Europe le portrait militaire d’ensemble est plutôt sinistre. Une partie du problème est l’incapacité de rebâtir l’armée irakienne qui s’est désintégrée de façon si humiliante l’année dernière quand elle a perdu une grande partie de l’Irak, au nord et à l’ouest. Selon un responsable de la sécurité, une armée qui a déjà compté officiellement 360 000 soldats — bien que plusieurs étaient « zombies » ou soldats virtuels qui n’existaient pas et dont les salaires étaient touchés par des officiers et des responsables du ministère de la défense — a maintenant entre 10 000 et 12 000 militaires prêts pour le combat. Ces unités dont la division « Or » et les groupes SWAT du ministère de l’Intérieur ont été dépêchés comme des pompiers d’une crise à l’autre jusqu’à ce que ces soldats soient épuisés et démoralisés par de lourdes pertes. Pour une réelle force militaire, Bagdad doit maintenant compter sur des milices chiites pour combattre, mais ceux-ci sont en partie contrôlés par l’Iran.
Après s’être exposés de façon si désastreuse à la force américaine à Kobané, les commandants de l’ÉI ont modifié leurs tactiques. Ils abandonnent un territoire qu’ils ne peuvent aisément défendre, avant de contre-attaquer par surprise ailleurs. Cette nouvelle approche signifie qu’ils ne se battent plus jusqu’à la dernière balle à moins de conditions favorables. Ils font des agressions en « piqûre d’épingle » tout au long sur les lignes de front ; le front kurde irakien avec l’ÉI est long de près de 1000 km (le front occidental dans son entier en 1914 était de 650 km). Ces attaques échouent souvent, mais elles sont en partie des actes de diversions visant à faire en sorte que l’ennemi se demande quand et où l’assaut majeur aura lieu. Les volontaires étrangers sont souvent de la chair à canon. L’État islamique, dans son exaltation du martyre est plus soucieuse maintenant de la vie de ses combattants irakiens et syriens. Le nombre de combattants locaux est en rapide croissance parce que l’ÉI a conscrit tous les jeunes hommes de 16 ans et plus de la région qu’il contrôle, une région qui a la taille de la Grande Bretagne avec une population de six millions d’hommes. Le recrutement a facilité, plus que l’an dernier, les combats sur plusieurs fronts, des environs de Bagdad aux banlieues de Damas.
Farah n’a pas dit s’il espérait survivre à la bataille de Tal Abyad. Dans d’autres occasions, des vétérans de l’ÉI se sont éclipsés au dernier moment. Mais la raison pour laquelle Faraj a joint les rangs de l’ÉI et est loyal à sa cause doit être aussi vraie pour d’autres : un grand nombre de Syriens et d’Irakiens raisonnables ont joint ce mouvement fanatique en dépit de sa cruauté barbare et très publique, de son idéologie bizarre et de son culte de la mort et restent avec lui malgré la probabilité d’une défaite temporaire. « Même si cela arrive, a dit Faraj, je continue à croire que nous avons raison parce que la plupart d’entre nous ne se battent pas pour l’argent ou pour les femmes; nous nous battons parce qu’autant le régime que l’opposition nous ont trahis, alors nous avons besoin d’une organisation armée pour nous battre pour nos droits. »
Jusqu’à l’an dernier, le front Jabhat al-Nusra était fort dans les régions kurdes, mais fut coincée dans de forts combats contre le YPG d’un côté et l’ÉI de l’autre. Farah et sa famille élargie ont joint al-Nusra dans l’année qui a suivi l’insurrection syrienne en 2011. « Au début nous rêvions à une révolution qui nous ferait obtenir la liberté, dit-il, mais malheureusement le mouvement populaire n’était pas bien organisé et était manipulé par les pays voisins tels que les États du Golfe, alors la révolution s’est transformée en jihad. » Il dit que pour se battre contre le régime, les rebelles n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers un mouvement religieux qui était attrayant pour les conservateurs de la Syrie orientale. Il y avait un autre motif, la vengeance : contre « l’oppression et l’injustice du régime tout au long des derniers quarante ans qui ont pesé sur notre âme ».
En juillet 2012 l’armée syrienne s’est presqu’entièrement retirée des trois cantons kurdes pour consolider son pouvoir sur des places fortes ailleurs. Elle a tenu bon dans des petites enclaves symboliques à Qamishli et Hasakah pour que le régime puisse revendiquer une présence partout dans le pays, même si il ne contrôlait plus la situation. « Quand les forces kurdes ont pris le dessus nous avons réalisé que nous n’avions rien gagné par notre révolution » a dit Faraj. « Ils étaient aussi oppresseurs que le régime. » Il a combattu comme membre de al-Nusra jusqu’à ce qu’il soit défait par le YPG. L’État islamique est alors venu dans son village où, dit-il, « les membres de al-Nusra durent choisir entre joindre les rangs de l’ÉI ou quitter le village ». Il fut l’un des cinq qui décidèrent de joindre l’ÉI, deux locaux et trois tunisiens. En février dernier, les forces kurdes sont entrées dans le village et il fut envoyé en mission à Raqua alors que les autres sont restés pour se battre: « Ils ont résisté pendant cinq heures, mais ils n’étaient que quatre contre trente alors les trois Tunisiens furent tués et seul le combattant local put s’échapper. » Farah retourna dans sa région et a passé un mois à contacter les villageois qu’il connaissait.
C’est alors que Faraj rencontra plusieurs combattants venus de l’étranger, de Grande Bretagne, de Turquie et de France, dont quelques uns avaient bien appris l’arabe. Ceux-ci ne l’impressionnèrent guère : « Je connais plusieurs combattants venus des États du Golfe, d’Europe et d’Australie qui combattent pour les armes, la gloire, les femmes et l’argent. » Quand il a demandé aux volontaires venus d’Europe pourquoi ils étaient en Syrie, quelques uns lui ont répondu que leur vie était misérable ou qu’ils s’ennuyaient tout simplement. Plusieurs avaient trouvé un « bonheur spirituel dans l’islam », mais Faraj dit qu’il s’agissait de convertis récents qui s’y connaissaient très peu en islam ou en coutumes locales. Les combattants étrangers, a-t-il dit, servaient pour les attaques suicides et la propagande, « alors que les locaux étaient utilisés pour les combats ».
Ceci constitue l’aspect général à travers le territoire contrôlé par l’État islamique. C’est souvent difficile de savoir combien de combattants étrangers sont présents dans une bataille : les commandants des armées kurdes et irakiennes aiment affirmer que tous les combattants auxquels ils font face sont des étrangers lourdement armés du monde musulman ou d’Europe de l’ouest. C’était le discours officiel quand les peshmergas kurdes irakiens subirent la défaite en août 2014. Mais lorsque je me suis entretenu avec des villageois chrétiens et yazidis qui ont vu leurs attaquants avant de fuir, ils ont dit que les combattants étaient tous des Irakiens, peu nombreux et conduisant des véhicules non blindés. Il y a toutefois des parties du front qui sont tenus par des étrangers. Au mont Abdul Aziz, des combattants kurdes m’ont montré un carnet trouvé dans un quartier général de l’ÉI : on y voyait très nettement écrite, une liste de mots arabes avec leur équivalent en russe de mots courants. Sur une page on retrouvait le plan d’une pièce avec des flèches pointant à une table et à des chaises avec leur désignation en arabe. Le propriétaire de ce carnet venait probablement d’un pays musulman russophone du Caucase ou d’Asie centrale.
Ce qui rend le compte-rendu de la vie et de la vision de Faraj si intéressant c’est qu’il n’est pas un déserteur ou un propagandiste. C’est quelqu’un mû par une profonde haine du régime d’Assad qui a rejoint l’organisation la plus susceptible de se battre contre lui. Il a raconté l’histoire de son ancien chef ou émir, un Kurde irakien du nom de guerre Abu Abbas al-Kurdistani, tué au combat récemment. Farah lui avait demandé pourquoi il avait joint les rangs de l’ÉI et Abu Abbas a répondu qu’il avait été emprisonné par le gouvernement régional kurde pendant quatre ans sans un juste procès. « La corruption et la torture, a dit Faraj, l’ont poussé à trouver toute organisation qui pourrait lui donner l’opportunité de se venger. La douleur de notre émir était semblable à la nôtre. Nous nous battons tous en réaction à la tyrannie et à l’injustice que nous avons connues avant. L’État islamique est la meilleure option pour les peuples opprimés du Moyen-Orient. »
La prise de Tal Ayab par les Kurdes peut mener à une nouvelle vague de spéculations sur le déclin de l’ÉI. Mais comme la plupart des autres participants de la guerre civile en Irak et en Syrie, le Califat auto-proclamé est trop bien enraciné pour disparaître. Sa lutte de style quasi-guérilla rend la perte d’une seule ville moins significative qu’il paraît. Son slogan, « l’État islamique demeure, l’État islamique s’étend », est encore vrai.
19 juin 2015