Pourquoi l’Ukraine a-t-elle suspendu 11 partis « pro-russes »?
Les suspensions sont davantage liées à la polarisation de la politique ukrainienne au lendemain de l’Euromaïdan* qu’à de v
éritables préoccupations de sécurité relatives à l’invasion russe.
* NDT : l’Euromaïdan est le nom donné aux manifestations pro-européennes en Ukraine ayant débuté le 21 novembre 2013 à la suite de la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie (Wikipédia).
Par Volodymyr Ishchenko, Al Jazeera, 21 mars 2022
Texte original en anglais [Traduction et révision : Échec à la guerre]
Au cours de la fin de semaine, le gouvernement du président Volodymyr Zelenskyy a suspendu 11 partis politiques ukrainiens en invoquant leurs présumés « liens avec la Russie ». La majorité des partis suspendus sont de faible envergure ou carrément insignifiants. Cependant, l’un d’entre eux, la Plateforme de l’opposition pour la vie, est arrivé deuxième lors des récentes élections; il détient actuellement 44 sièges au Parlement ukrainien, sur les 450 que compte le pays.
Il est vrai que beaucoup d’Ukrainiens considèrent ces partis comme « pro-russes ». Mais il importe de bien comprendre ce que signifie « pro-russe » dans le pays, aujourd’hui.
Avant 2014, un camp important de la politique ukrainienne appelait à une intégration plus étroite avec les institutions internationales dirigées par la Russie plutôt qu’avec celles de la sphère euro-atlantique. Il était même question que l’Ukraine devienne un État de l’Union regroupant la Russie et le Bélarus. Néanmoins, après la révolution Euromaïdan et les actions hostiles de la Russie en Crimée et dans le Donbass, le camp pro-russe a été marginalisé au sein de la politique ukrainienne. Et en même temps, le qualificatif pro-russe est devenu utilisé à toutes les sauces. On a commencé à l’employer pour décrire toute personne prônant la neutralité de l’Ukraine. On l’a également utilisé pour discréditer et réduire au silence les discours souverainistes, prônant un rôle accru de l’État, anti-occidentaux, opposés au néolibéralisme, populistes, de gauche et bien d’autres encore.
Ces opinions et positions diverses pouvaient ainsi être regroupées et condamnées sous une seule étiquette, principalement parce qu’elles avaient en commun de critiquer et remettre en question les discours pro-occidentaux, néolibéraux et nationalistes, qui ont dominé la sphère politique ukrainienne depuis 2014, sans refléter pour autant la diversité politique de la société ukrainienne.
Mais les partis et les hommes politiques qui sont qualifiés de « pro-russes » en Ukraine — et qui ont récemment été suspendus par le gouvernement de M. Zelenskyy — entretiennent des relations très variées avec la Russie. Si certains ont des liens avec les efforts de « pouvoir discret » (soft power) de la Russie — bien que ces liens soient rarement examinés et prouvés comme il se doit — d’autres subissent eux-mêmes des sanctions russes.
La plupart des partis ukrainiens « pro-russes » sont d’abord et avant tout « centrés sur leurs propres intérêts » et ont des intérêts et des sources de revenus autonomes en Ukraine. Ils tentent de tirer parti des doléances réelles d’une minorité importante de citoyen.ne.s ukrainiens russophones concentrés dans les régions du sud-est. Ces partis bénéficient d’un soutien public significatif. À titre d’exemple, trois des partis récemment suspendus ont participé aux élections législatives de 2019 et ont cumulé quelque 2,7 millions de voix (18,3 %). Et lors des derniers sondages effectués avant l’invasion de la Russie, ces partis ont obtenu collectivement entre 16 à 20 % des voix.
D’autres partis suspendus par M. Zelenskyy se situent à gauche de l’échiquier politique. Certains d’entre eux ont joué un rôle important sur la scène politique ukrainienne au cours des années 1990-2000, notamment les partis socialiste et socialiste progressiste, mais ils sont désormais complètement marginalisés. De fait, aucun parti politique portant le qualificatif de « gauche » ou « socialiste » n’est en mesure d’obtenir une part considérable du vote en Ukraine, aujourd’hui ou dans un avenir proche. En 2015, l’Ukraine avait déjà suspendu tous les partis communistes du pays en vertu de la loi sur la « décommunisation », loi qui avait été vivement critiquée par la Commission de Venise. La dernière série de suspensions n’est peut-être pas forcément motivée par la volonté d’effacer la gauche de la sphère politique ukrainienne, mais elle y contribue certainement.
L’ironie de la situation est que la suspension de ces partis ne sert aucunement la sécurité de l’Ukraine. Il est vrai que certains des partis suspendus, comme les « socialistes progressistes », ont été résolument et réellement pro-russes pendant de nombreuses années. Cependant, presque tous les dirigeants et promoteurs de ces partis, ayant une réelle influence en Ukraine, ont condamné l’invasion russe et contribuent désormais à la défense de l’Ukraine.
En outre, on ne voit pas comment la suspension des activités de ces partis contribuerait à prévenir toute action entreprise par leurs membres ou leurs dirigeants contre l’État ukrainien. La capacité organisationnelle des partis ukrainiens d’agir comme collectifs politiques ou militants est généralement très faible. À l’exception du parti de Sharii, fondé par l’un des blogueurs politiques les plus populaires d’Ukraine, qui oriente désormais ses activités sur les questions humanitaires. Maintenant que l’invasion a eu lieu, ceux qui envisagent de collaborer avec la Russie, que ce soit directement avec le Kremlin ou par le biais de son réseau de propagande, le feraient en dehors des structures de parti. Ils n’auraient aucun intérêt à tenter de faire transiter de l’argent russe via les comptes officiels de leur parti.
Tout cela indique que la décision du gouvernement ukrainien de suspendre les partis de gauche et d’opposition n’a pas grand-chose à voir avec les besoins objectifs du pays en matière de sécurité en temps de guerre. Cette décision est plutôt liée à la polarisation de la politique ukrainienne post-Euromaïdan et à la redéfinition de l’identité nationale qui ont poussé diverses positions dissidentes au-delà des limites du discours tolérable dans le pays. Cela a également à voir avec les tentatives de M. Zelenskyy de consolider son pouvoir politique, qui ont commencé bien avant l’invasion russe.
La décision de suspendre les partis suit un schéma récurrent. Depuis l’année dernière, le gouvernement a régulièrement imposé des sanctions aux médias d’opposition et à certains dirigeants de l’opposition, sans fournir de preuve convaincante d’actes répréhensibles.
Il y a un an, le gouvernement condamnait Viktor Medvedchuk, un ami personnel de Poutine, peu après que des sondages aient démontré que son parti pourrait bénéficier d’un soutien public plus important que celui du parti « Serviteur du peuple » de M. Zelenskyy, et qu’il pourrait même le devancer lors d’une future élection. À l’époque, l’ambassade des États-Unis en Ukraine a approuvé les sanctions contre M. Medvedchuk et ses chaînes de télévision. Depuis lors, certains analystes ont émis l’hypothèse que ces sanctions pourraient avoir été l’un des facteurs ayant poussé Poutine à entamer ses préparatifs de guerre, convaincu que les politiciens favorables à la Russie ne seraient jamais autorisés à remporter une élection en Ukraine.
Aujourd’hui, M. Medvedchuk a échappé à l’assignation à résidence et se cache des autorités ukrainiennes. [NDT: Le 12 avril, les autorités ukrainiennes ont annoncé l’avoir capturé]. Le parti « Plateforme d’opposition – Pour la vie » l’a démis de la direction du parti, a condamné l’invasion de la Russie et a appelé ses membres à rejoindre les forces qui défendent l’Ukraine.
S’il est facile de considérer comme une mesure de sécurité nécessaire la décision de suspendre les partis politiques « pro-russes » dans le contexte d’une invasion russe, cette décision doit aussi être analysée et comprise dans un contexte plus large. Il importe également de souligner que, depuis longtemps, les sanctions du gouvernement à l’encontre des partis, des politiciens et des médias d’opposition suscitent de nombreuses critiques en Ukraine. Nombreux sont ceux qui, dans le pays, pensent que les sanctions ont été conçues et mises en œuvre par un petit groupe participant aux réunions du Conseil de sécurité et de défense de l’Ukraine, sans discussion approfondie et sur la base de motifs juridiques douteux, pour servir des intérêts illicites.
C’est pour cela qu’il y a peu de raisons de s’attendre à ce que la suspension des partis soit levée une fois la guerre terminée. Le ministère de la Justice va probablement intenter une action en justice et interdire les partis de façon permanente.
Toutefois, cela ne contribuera ni à l’effort de guerre ni aux ambitions politiques du gouvernement actuel. En fait, cela pourrait même inciter certains Ukrainien.ne.s à collaborer avec la Russie.
À vrai dire, jusqu’à présent, la collaboration avec les envahisseurs dans les zones occupées a été minime. Rien n’indique que les citoyen.ne.s soutiendront en grand nombre un parti ou un politicien pro-russe. Si la Russie décidait d’installer un gouvernement fantoche en Ukraine et que, pour ce faire, elle approchait ces partis, de nombreux membres de ces structures déclineraient l’offre : ils ne voudraient pas risquer de mettre en péril leurs capitaux, leurs propriétés et leurs intérêts en Occident. Certains des dirigeants locaux qui ont été élus avec le soutien de ces partis « pro-russes » ont déjà fait savoir qu’ils n’avaient pas l’intention de collaborer avec les forces d’invasion.
Mais après la suspension de ces partis, des membres de leurs organisations et conseils locaux, de même que leurs sympathisant.e.s actifs, pourraient être plus enclins à collaborer avec les Russes dans les zones occupées. Si ces personnes sont convaincues qu’elles n’ont pas d’avenir politique en Ukraine et qu’elles risquent plutôt d’être persécutées, elles peuvent envisager de se tourner vers la Russie. Cela pourrait alimenter la violence, les masses commençant à traquer et à punir les « traîtres », et pourrait ainsi renforcer la propagande russe sur le phénomène du « nazisme » en Ukraine. On constate déjà une augmentation inquiétante des rapports concernant des perquisitions et des arrestations de blogueurs et de militant.e.s de l’opposition et de la gauche en Ukraine.
Actuellement, l’Ukraine est confrontée à une menace existentielle. Le gouvernement ukrainien doit comprendre que des mesures telles que ces suspensions, qui aliènent une partie de la population ukrainienne et l’amènent à s’interroger sur les intentions de ses dirigeants, affaiblissent le pays au lieu de le renforcer et ne font que servir l’ennemi.
Volodymyr Ishchenko est chercheur associé à l’Institut d’études est-européennes, Freie Universität, à Berlin. Ses recherches portent sur les protestations et les mouvements sociaux, les révolutions, les politiques radicales de droite et de gauche, le nationalisme et la société civile. Il travaille sur le manuscrit d’un livre collectif, The Maidan Uprising : Mobilization, Radicalization, and Revolution in Ukraine, 2013-2014.