Recours à la torture par l’armée et les services de sécurité ukrainiens

Entrevues avec des prisonniers restitués dans le cadre d’échanges de prisonniers

Recours à la torture par l’armée et les services de sécurité ukrainiens

Par Roger Annis, 28 avril 2015, CounterPunch

Article original : Widespread Use of Torture by Ukrainian Army and Security Services

[Traduction : Maya Berbery]

Compte rendu du rapport War Crimes of the Armed Forces and Security Forces of Ukraine: Torture and Inhumane Treatment, publié le 1er mars 2015 par la Foundation for the Study of Democracy [Fondation pour l’étude de la démocratie], 144 pages, en russe et en anglais, ISBN 978-5-903882-05-2. Consultation en ligne.

Un rapport publié le 1er mars 2015 par la Fondation pour l’étude de la démocratie, basée à Moscou, présente des descriptions effarantes du recours à la torture et à d’autres traitements inhumains de prisonniers par l’armée et les forces paramilitaires ukrainiennes de même que par les services policiers de sécurité nationale de l’Ukraine. War Crimes of the Armed Forces and Security Forces of Ukraine: Torture and Inhumane Treatment [Crimes de guerre des forces armées et des forces de sécurité de l’Ukraine: torture et traitements inhumains] est un rapport bilingue de 144 pages paru en anglais et en russe.

L’information présentée dans ce report est tirée d’entrevues avec plus de 200 prisonniers restitués par les forces ukrainiennes au cours du conflit qui a fait rage dans l’est de l’Ukraine cette dernière année. Les entrevues ont été menées par les chercheurs de la Fondation du 25 août 2014 au 20 janvier 2015.

La Fondation pour l’étude de la démocratie est une organisation civile de la Russie (site Web en russe), dirigée par Maxim Grigoriev. Le rapport sur la torture et les mauvais traitements des prisonniers a été préparé en collaboration avec le Conseil public de Russie pour la coopération internationale et la diplomatie, présidé par S. Ordzhonikidze, avec l’aide de la Fondation russe pour la paix (L. Slutsky, Y. Sutormina) et de S. Mamedov, I. Morozov, E. Tarlo, D. Savelyev, A. Chepa et d’autres membres du Comité de soutien aux résidents du sud-est de l’Ukraine.

Des représentants des médias, parmi lesquels je me trouvais, ont rencontré M. Grigoriev à Moscou avant de se rendre à Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, à la mi-avril 2015.

« Les droits de la personne sont l’une des principales préoccupations de notre fondation », explique M. Grigoriev. Alors que se multipliaient les rapports de torture et de mauvais traitements de prisonniers au cours du printemps et de l’été, sa fondation a décidé de mener une enquête plus rigoureuse sur ces accusations. Le premier rapport a été publié le 24 novembre dernier [1]. Le deuxième rapport paru le 1er mars 2015 comprend les données recueillies dans le premier.

« Il n’a pas été difficile de réunir l’information », affirme Grigoriev. « Une fois les prisonniers restitués (juste avant le cessez-le-feu du 5 septembre 2014), n’importe quel analyste ou journaliste pouvait interviewer ceux qui étaient prêts à parler. »

Les prisonniers libérés à partir d’août dernier ont déclaré avoir été soumis à des électrochocs et battus cruellement des jours durant, à coups de barre de fer, de batte de baseball, de bâton, de crosse, de baïonnette et de matraque en caoutchouc. Parmi les techniques les plus employées par les forces armées et les forces de sécurité ukrainiennes figuraient les simulations de noyade ainsi que la strangulation par garrot ou par d’autres moyens. Dans certains cas, les prisonniers, aux fins d’intimidation, ont été envoyés à la mort sur des champs de mines ou écrasés par des véhicules militaires.

D’autres méthodes de torture ont aussi été utilisées : fractures, coups de couteau, marquage au fer rouge, tir de balles d’armes légères sur différentes parties du corps. Les prisonniers étaient maintenus en captivité des jours entiers à des températures glaciales sans nourriture ni soins médicaux. On leur faisait souvent ingurgiter de force des substances psychotropes provoquant l’agonie.

Une majorité absolue de prisonniers ont été soumis à des simulations d’exécution et les membres de leurs familles ont reçu des menaces de mort et de viol. Des femmes ont déclaré avoir été violées.

Beaucoup de victimes de torture n’appartenaient pas aux forces de défense des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk (RPD et RPL). Les membres de ces organisations sont identifiés dans les rapports de la Fondation.

Voici les principales observations publiées dans le rapport du 1er mars 2015 de la Fondation.

Le rapport rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme a statué que la Convention européenne des droits de l’homme prohibe, en termes absolus et sans réserve, le recours à la torture. L’article 3 de la Constitution prévoit que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.».

En outre, il est implicite dans le droit de l’Union européenne que l’État est responsable des actions de tous ses organismes, comme les forces policières, les forces de sécurité et d’autres autorités d’application de la loi, ainsi que de tout organisme public qui détient une personne et ce, que ces organismes agissent sur ordre ou de leur propre chef.

Contrairement à d’autres clauses de la Convention des droits, l’article 3 n’est assorti d’aucune disposition dérogatoire en cas de guerre ou de tout autre état d’urgence menaçant la sécurité nationale. L’article 15 (2) stipule explicitement qu’aucune dérogation à l’article 3 n’est autorisée dans la Convention.

Le rapport de mars 2015 conclut que l’information recueillie par la Fondation pour l’étude de la démocratie « permet de penser que les forces armées ukrainiennes (VSU), la Garde nationale et d’autres unités militaires relevant du ministère de l’Intérieur de l’Ukraine, de même que les services de sécurité de l’Ukraine (SBU) ont systématiquement et délibérément violé la Convention européenne des droits de l’homme. Le recours généralisé et systématique à la torture démontre qu’il s’agissait là d’une stratégie délibérée de ces organismes et autorisée par leurs dirigeants.

« L’information recueillie permet de conclure que la torture et les traitements inhumains infligés par les services de sécurité de l’Ukraine (SBU), les forces armées ukrainiennes, la Garde nationale et d’autres formations relevant du ministère de l’Intérieur ainsi que par des groupes armés illégaux, comme le Secteur droit, sont monnaie courante, qu’ils prennent même de l’importance et deviennent de plus en plus systématiques. »

Les organismes ukrainiens et internationaux des droits de la personne ont apparemment prêté peu d’attention aux actes de torture rapportés en Ukraine. Maxim Grigoriev affirme avoir remis personnellement ses deux rapports à l’ombudsman de l’Ukraine, Mme Valeriya Lutkovska. « Elle m’a dit qu’elle ne pouvait rien faire pour mettre un terme aux actes de torture parce qu’il lui était difficile de faire enquête sur les allégations », explique-t-il.

Qu’en est-il des organisations internationales? La Cour européenne des droits de l’homme a reçu la documentation et a indiqué qu’elle enquêterait, observe Grigoriev.

Human Rights Watch a également obtenu l’information et a promis une réponse. « Il y a deux mois de cela. »

Enfin, « Amnistie internationale a dit qu’elle utiliserait les résultats », soutient-il.

Aucun de ces organismes n’a fait de déclaration sur les témoignages des prisonniers recueillis au cours de la période de six mois.

Dans un rapport paru en juillet 2014, Amnistie internationale fait brièvement état d’accusations de torture et en attribue la faute aux deux camps en conflit, ce qui met implicitement en parallèle la responsabilité du gouvernement ukrainien et celle de l’organisation des forces rebelles, que les gouvernements de l’Ukraine et de l’Union européenne refusent toujours de reconnaître officiellement.

Un second rapport de l’organisme publié en octobre 2014 est aussi bref et condamne les deux parties au conflit.

Amnistie internationale a rendu publics des rapports documentant ce que l’organisme qualifie de « crimes de guerre » perpétrés par le bataillon Aidar, une milice d’extrême droite alliée au gouvernement de Kiev. L’un de ces rapports a été publié en septembre 2014. En décembre, Amnistie internationale dénonçait le blocage par des forces alliées à Kiev des convois humanitaires destinés à l’est de l’Ukraine.

Human Rights Watch a documenté l’utilisation par les forces armées ukrainiennes d’armes à sous-munitions contre des civils, mais a rapporté peu de choses sur le recours à la torture.

Les médias occidentaux ont largement passé sous silence toute cette question. Quelques-uns, comme le UK Telegraph, ont enquêté sur les activités des bataillons d’extrême droite alliés au gouvernement de Kiev.

Grigoriev refuse de comparer les actions des forces ukrainiennes à celles des rebelles. « Ce serait une erreur. Les forces ukrainiennes utilisent la torture et les mauvais traitements des prisonniers de 50 à 100 fois plus souvent que les forces rebelles et font preuve de beaucoup plus de cruauté. »

Les cas de torture et de mauvais traitements des prisonniers sont fréquemment rapportés dans les médias écrits et électroniques en Ukraine et en Russie, notamment sous la forme de témoignages filmés sur vidéo et diffusés en ligne. On se demande quand les médias occidentaux diffuseront de l’information sur cette situation et quand les gouvernementaux occidentaux reconnaîtront ce qui se passe sur le terrain.

Ce ne sera certainement pas pour demain. Un capital politique, économique et militaire colossal a été investi dans la lutte contre le mouvement rebelle de l’est de l’Ukraine ainsi que dans l’affaiblissement et l’isolement du gouvernement et de la population russes. La dernière chose que l’on veut est de mettre au jour les vérités qui dérangent et qui ne cadrent pas avec le discours d’une Russie fautive dans ce conflit.

À preuve, le silence des médias et des gouvernements en octobre dernier lorsque Human Rights Watch a fait état du recours intensif aux armes à sous-munitions par les forces ukrainiennes. Ou encore l’enquête sur l’écrasement de l’avion de Malaysian Airlines le 17 juillet 2014, qui traîne en longueur pendant que des accusations non fondées d’utilisation de missiles russes contre l’appareil continuent de circuler largement.

Dans toutes les guerres (pensons à celle du Vietnam), c’est l’action concertée de groupes comme la Fondation pour l’étude de la démocratie qui permet de faire le jour sur les crimes de guerre. Les protestations, les tribunaux, la mobilisation des organisations sociales et politiques comme les syndicats et les partis politiques – ce sont là les moyens efficaces et éprouvés de défense des droits de la personne et des droits sociaux qui sont urgemment requis aujourd’hui.

Notes

[1] War Crimes of the Armed Forces and Security Forces of Ukraine: Torture of the Donbass region, rapport publié par la Fondation pour l’étude de la démocratie, 24 novembre 2014, 49 pages en anglais (version PDF en ligne).


Résumé de War crimes of the armed forces and security forces of Ukraine: Torture and inhumane treatment (mars 2015) [Crimes de guerre commis par les forces armées et les forces de sécurité de l’Ukraine : torture et traitements inhumains]Première partie, sous-titrée Methods and circumstances of torture committed by the Ukrainian armed forces and security forces [Méthodes et circonstances de la torture pratiquée par les forces armées et les forces de sécurité ukrainiennes]

Une très grande majorité des prisonniers détenus par les forces ukrainiennes sont systématiquement battus de façon brutale.

De nombreuses victimes de torture rapportent avoir été battues à répétition par les forces armées et les forces de sécurité ukrainiennes.

Les femmes capturées sont souvent violées.

Dans leurs témoignages, les victimes rapportent que l’armée ukrainienne, la Garde nationale et diverses unités du ministère de l’Intérieur et des services de sécurité de l’Ukraine utilisent toute une gamme de techniques de torture. Plusieurs victimes ont déclaré avoir été poignardées et tailladées.

De nombreuses victimes rapportent l’utilisation de diverses techniques de torture comme les brûlures infligées par des brûleurs à gaz ou divers objets brûlants et le marquage de diverses inscriptions sur la peau des prisonniers par brûlure.

Les victimes de torture rapportent le recours systématique, par l’armée ukrainienne et les instances chargées de l’application de la loi, à la simulation de noyade, une technique de torture antérieurement employée par les services secrets américains.

Les victimes font aussi état d’autres techniques de torture utilisées par les forces armées et les services de sécurité ukrainiens, comme la suffocation au moyen de sacs de plastique ou de masques à gaz.

Le garrot « Banderiste » est employé comme instrument d’intimidation et de torture.

Les forces armées et les divisions du ministère de l’Intérieur recourent souvent aux électrochocs.

Beaucoup de personnes interviewées ont affirmé que les troupes ukrainiennes envoyaient des prisonniers sur les champs de mines.

Presque toutes ont dit que l’armée ukrainienne et les bataillons cassaient les genoux des prisonniers ou leur passaient sur les pieds avec des véhicules militaires. Les simulations d’exécution étaient aussi pratique courante.

La grande majorité des personnes détenues par les forces armées et les forces de sécurité ukrainiennes ont reçu des menaces de mort, de torture et de représailles contre leurs familles pendant les interrogatoires.

Les personnes détenues par les forces ukrainiennes ont été torturées à différentes étapes : au moment de leur capture, durant le transport, après leur transfert à telle ou telle unité, pendant les interrogatoires préliminaires et subséquents, dans les lieux de détention, devant les tribunaux. Les victimes ont identifié parmi les tortionnaires la Garde nationale, divers groupes relevant du ministère des Affaires intérieures, le Secteur droit, diverses unités des forces armées ukrainiennes et les services de sécurité de l’Ukraine (SBU).
Certaines victimes ont dit avoir subi des actes de torture atroces tout juste après avoir été blessées ou même à l’hôpital. Presque toutes ont déclaré que l’aide médicale était inexistante ou insuffisante.

Une grande majorité des détenus interviewés ont affirmé que les autorités ukrainiennes les ont forcés, par la torture et la menace, à signer des confessions et à déclarer qu’ils étaient des agents des services secrets russes. La plupart des civils capturés par les forces armées ukrainiennes, incapables d’endurer la torture et les menaces, ont signé toutes les accusations portées contre eux.

De nombreuses victimes interviewées ont indiqué les lieux précis où la Garde nationale et les forces armées ukrainiennes perpétraient des actes de torture à grande échelle ou ont donné les noms de code de leurs tortionnaires.

L’aéroport de Marioupol, où les détenus étaient gardés en captivité dans des entrepôts frigorifiques et torturés, et celui de Kramatorsk ont souvent été mentionnés.

Les victimes interviewées soutiennent également que les forces ukrainiennes retardent volontairement et pour de longues périodes l’inscription des prisonniers, ce qui va à l’encontre des procédures prescrites par le droit.

L’information recueillie par la Fondation permet de conclure que la plupart des victimes de torture sont des civils et non des membres des forces de défense des Républiques populaires de Donetsk (RPD) et de Lougansk. Les « motifs » évoqués pour justifier les arrestations et la torture de civils par les forces ukrainiennes peuvent être la simple participation à des manifestations anti-Euromaïdan, à des émissions de télévision russes, à des manifestations pro-RPD ou au référendum, l’expression d’opinions sur Internet, la possession de numéros de téléphone de journalistes russes, l’inscription de noms caucasiens (Aslan, Ouzbek) dans les contacts téléphoniques personnels, des conversations téléphoniques avec des personnes de la République populaire de Donetsk, l’obtention de soins médicaux dans la RPD, etc. L’absurdité et l’absence de preuves concluantes caractérisent également les autres accusations.

Les autorités ukrainiennes procèdent souvent à l’arrestation de civils qui n’ont commis aucune infraction, aux seules fins des échanges de prisonniers.

Souvent aussi, des civils ukrainiens sont battus et des menaces de mort sont proférées contre leurs familles.

Les forces armées et les forces de sécurité ukrainiennes utilisent simultanément la torture et l’injection de substances psychotropes.

Certaines victimes torturées par les forces armées et les forces de sécurité ukrainiennes ont également déclaré avoir été volées.


Deuxième partie, sous-titrée Torture and inhuman treatment: Victims’ testimonies [Torture et traitements inhumains : témoignages des victimes]

(Cette section présente les témoignages détaillés des personnes torturées par les membres de la Garde nationale, des forces armées ukrainiennes et des SBU.)

Roger Annis est un des éditeurs du site The New Cold War: Ukraine and beyond. À la mi-avril, il a pris part à une visite de quatre jours dans la République populaire de Donetsk. C’est là le deuxième d’une série encore inachevée de rapports sur cette tournée. Son premier rapport a été publié le 21 avril sur le site Counterpunch.