« Rendez-le inutilisable » : la mission d’Israël de destruction urbaine totale (traduction)

« Rendez-le inutilisable » : la mission d’Israël de destruction urbaine totale

Par Meron Rapoport et Oren Ziv, +972 Magazine, en partenariat avec Local Call, 15 mai 2025
Texte original en anglais [Traduction partielle : Dominique Peschard ; révision : Martine Eloy]

Alors que les frappes aériennes sont la cause des pertes humaines massives, une enquête conjointe révèle que bulldozers et explosifs aplatissent Gaza sur le terrain – dans ce que les soldats disent être une campagne systématique pour rendre la Bande inhabitable.

« “Rendez-le inutilisable” : la mission d’Israël de destruction urbaine totale », +972 Magazine, en partenariat avec Local Call, 15 mai 2025
« “Rendez-le inutilisable” : la mission d’Israël de destruction urbaine totale », +972 Magazine, en partenariat avec Local Call, 15 mai 2025

Début avril, seulement quelques semaines après la reprise de l’assaut contre Gaza, les forces israéliennes ont annoncé avoir repris le contrôle de la ville de Rafah le plus au sud de la Bande afin de créer « l’Axe Morag », un nouveau corridor militaire qui segmente encore plus la bande. D’après le Bureau d’information média du gouvernement de Gaza, au cours de la guerre, l’armée a détruit plus de 50 000 unités d’habitation à Rafah, soit 90 % de ses quartiers résidentiels. L’armée procède maintenant à mettre à terre les structures restantes à Rafah, faisant de la ville entière une zone tampon et coupant le seul lien frontalier entre Gaza et l’Égypte.

Y., un réserviste récemment revenu d’une période de service à Rafah, a décrit les méthodes de démolition de l’armée à +972 Magazine et Local Call. « Je me suis procuré quatre ou cinq bulldozers [d’une autre unité] et ils ont démoli 60 maisons chaque jour. Une maison d’un ou deux étages peut être mise à terre en moins d’une heure. Un édifice de trois ou quatre étages prend un peu plus de temps », a-t-il dit. « La mission officielle était d’ouvrir un chemin logistique pour manœuvrer, mais en fait, les bulldozers ne faisaient que détruire des maisons. La partie sud-est de Rafah est complètement détruite. L’horizon est plat. Il n’y a plus de ville. »

Le témoignage d’Y. corrobore ceux de dix autres soldats qui ont servi dans la bande de Gaza et au Sud-Liban à différents moments depuis le 7 octobre et qui se sont entretenus avec +972 Magazine et Local Call. Celui-ci concorde avec des vidéos mises en ligne par d’autres soldats, des témoignages, tant officieux que publics, de la part d’officiers supérieurs, présents et passés, ainsi qu’avec l’analyse d’images satellitaires et des rapports d’organisations internationales.

Prises ensemble, ces sources tracent un portrait clair : la destruction systématique des édifices résidentiels et des structures publiques est devenue un élément central des opérations de l’armée israélienne et, dans bien des cas, l’objectif premier.

Une partie de cette dévastation est le résultat de bombardements aériens, de combats au sol et d’engins explosifs improvisés posés par des militants palestiniens à l’intérieur d’édifices à Gaza. Il semble cependant, bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres précis, que la majeure partie de la destruction à Gaza et au Sud-Liban ne soit pas venue des airs ou des combats, mais plutôt qu’elle ait été le fait de bulldozers et d’explosifs israéliens – des actions intentionnelles et préméditées.

D’après l’enquête de +972 Magazine et de Local Call, il y a là une décision consciente et stratégique, comme a dit Yotam, commandant adjoint d’une brigade de blindés à Gaza, « d’aplatir la zone » afin de s’assurer « que le retour des gens dans ces zones n’aura pas lieu ».

La destruction « non-opérationnelle », dépourvue de justification militaire directe, a commencé dès les premiers mois de la guerre. Aussi tôt que janvier 2024, le média d’enquête israélien, The Hottest Place in Hell, a rapporté que l’armée avait procédé à « la destruction complète et systématique de tous les édifices de la Bande sur une distance d’un kilomètre le long de la clôture dans le but de créer une zone tampon de sécurité, sans qu’ils aient été identifiés comme faisant partie de l’infrastructure terroriste, ni par les services de renseignement, ni par les soldats sur le terrain ».

Le rapport citait des soldats qui disaient que dans les zones proches de la clôture comme Beit Hanoun et Beit Lahia, et le quartier Shuja’iyya dans la partie nord de la Bande, ainsi qu’à Khirbet Khuza’a à la périphérie de Khan Younis, entre 75 % et 100 % des édifices avaient déjà été détruits de manière presqu’indiscriminée. Mais ce qui avait débuté dans les périphéries de Gaza est rapidement devenu un procédé largement utilisé dans l’ensemble de la Bande, faisant partie du plan plus large d’Israël de rendre une grande partie de Gaza inhabitable pour les Palestiniens.

Ces actions représentent clairement des violations des lois de la guerre, selon Michael Sfard, un avocat israélien expert en droits humains. « La destruction de propriétés [individuelles] sans que cela soit impérativement requis par les besoins de la guerre constitue un crime de guerre », a-t-il expliqué, et « il y a aussi un crime de guerre spécifique et plus grave qui est la destruction gratuite à grande échelle de propriétés sans que cela soit justifié par la nécessité militaire. Entre experts en droit, militants des droits humains et universitaires, il y a des discussions sérieuses autour de la nécessité d’établir le “domicide”, soit la destruction d’une zone d’habitation, comme crime contre l’humanité ».

« Nulle part où retourner »

Depuis qu’Israël a violé le cessez-le-feu en mars, environ 2 800 Palestinien·ne·s ont été tué·e·s à Gaza alors que près de 53 000 ont été tué·e·s et 120 000 blessé·e·s dans tout le cours de la guerre. Comme +972 Magazine l’a déjà rapporté, les frappes aériennes sont responsables de la vaste majorité des victimes civiles. Mais c’est la destruction systématique de l’espace urbain qui jette les bases du nettoyage ethnique de la Bande, décrit dans le discours politique israélien comme « l’implantation du Plan Trump ».

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Netanyahu a énoncé de manière plus explicite le lien entre la destruction des édifices civils et les déplacements forcés. « Nous détruisons de plus en plus de maisons – ils ont nulle part où retourner », aurait-il dit à une rencontre du Comité des affaires étrangères et de la sécurité. « Le résultat attendu est que les Gazaouis voudront émigrer à l’extérieur de la Bande ».

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D’après une analyse visuelle faite par le chercheur Ariel Caine pour le compte de Local Call et de +972 Magazine, plus de 73 % des édifices de Rafah et de ses environs ont été complètement détruits, avec moins de 4 % ne montrant pas de dommage visible. La zone qui s’étendait du Corridor Philadelphi à l’Axe Morag contenait environ 28 332 édifices.

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L’arme principale de l’arsenal de destruction de l’armée est le bulldozer blindé D9 de Caterpillar, qui est utilisé depuis longtemps pour commettre des violations de droits humains dans les territoires palestiniens occupés. Mais des soldats qui ont parlé à +972 Magazine et à Local Call ont également décrit une autre méthode privilégiée pour effondrer des pâtés résidentiels au complet : remplir des contenants ou des véhicules militaires désaffectés d’explosifs et de les faire détoner à distance.

« À la fin, le bulldozer blindé D9 a façonné le visage de la guerre », a tweeté le journaliste israélien de droite Yinon Magal au début de février. « C’est ce qui a obligé les Gazaouis à retourner au sud après être allés à leurs maisons au nord pendant le cessez-le-feu et s’être rendu compte qu’il n’y avait rien auquel retourner… Et cela n’était pas une directive du chef d’état-major ou de l’état-major; c’était une politique sur le “terrain” des commandants de division, des commandants de brigade, des commandants de bataillon et même des équipes d’ingénieurs qui a changé la réalité ».

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Entre temps, de nombreux réservistes ont témoigné que la méthode de l’armée de raser délibérément l’infrastructure civile a été également employée au Sud-Liban lors de l’invasion terrestre des mois d’octobre et novembre 2024. Selon un réserviste, les préparatifs pour l’invasion comprenaient de la formation en démolition – le but explicite étant de détruire les villages shiites, qui avaient presque tous été définis comme des châteaux forts du Hezbollah, afin d’empêcher leurs habitant·e·s de retourner.

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« Le message est clair : nous allons juste détruire »

Lorsque le cessez-le-feu est entré en vigueur fin janvier 2025, des milliers de Palestinien·ne·s se sont précipité·e·s pour retourner à Jabalia dans le nord de Gaza, seulement pour découvrir que le camp de réfugiés qu’ils et elles avaient connu n’existait plus, avec des quartiers entiers réduits à des décombres. Leurs récits de la destruction sont en accord avec les témoignages des soldats qui ont servi à Jabalia à partir d’octobre 2024, quand l’armée a réinvesti le camp, jusqu’au cessez-le-feu.

Avraham Zarviv, un opérateur de D9 qui s’est fait connaitre comme « l’aplatisseur de Jabalia » à cause des vidéos de destruction qu’il téléchargeait sur les réseaux sociaux, a expliqué ces méthodes dans une entrevue avec Channel 14. « Je n’avais jamais vu un tracteur de ma vie, seulement en image », a raconté Zarviv, qui dans le civil est un juge de cour rabbinique. La brigade Givati, à laquelle il était affecté, a décidé après quelques mois de guerre d’établir une unité de génie spécialisée dans les opérations de démolition. « On est montés sur des tracteurs, des D9, des excavatrices… nous avons appris le métier, nous sommes devenus hautement professionnels. Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est que d’effondrer un édifice – sept, six, cinq étages – l’un après l’autre ».

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L’annihilation complète de Rafah a eu lieu malgré le fait, souligné par Y., « qu’il n’y avait pas d’accrochages avec des combattants du Hamas, nous avons seulement rencontré des secouristes »; soit une allusion à l’incident lors duquel des soldats israéliens ont tué 15 ambulanciers et pompiers dans le quartier Tel Al-Sultan de la ville.

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« Quand vous entrez dans une maison, vous la faites sauter »

H. a servi dans les réserves à Gaza deux fois, la première au début de 2024 et la deuxième entre mai et août, en tant que commandant des opérations pour un bataillon posté dans le Corridor de Netzarim. « Dans mon premier service, j’étais dans le village de Khirbet Khuza’a[,un village près de Khan Younis]. Nous avons tout détruit, mais il y avait une logique : étendre la zone tampon parce qu’elle était proche de la frontière », a-t-il dit. « La deuxième fois, la zone dans laquelle nous étions était le long du corridor Netzarim, le long de la mer. Il n’y avait aucune justification opérationnelle pour la destruction des édifices. Ils ne posaient pas de menace pour Israël. C’était devenu une routine : l’armée s’est faite à l’idée que quand vous entrez dans une maison, vous la faites sauter ».

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D’après H., la destruction était une affaire quotidienne. « Il y a des jours où on démolissait huit à dix édifices, d’autres aucun. Mais en tout, dans les 90 jours que nous avons passés là-bas, mon bataillon a détruit entre 300 et 400 bâtiments. On s’éloignait à 300 mètres du bâtiment, et on le faisait sauter ».

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Les soldats comprenaient le sens de ces rituels de démolition.  En l’absence d’un quelconque objectif opérationnel, l’objectif était politique et idéologique : rendre Gaza invivable pour les générations à venir.

« En bout de ligne, nous ne combattons pas une armée, nous combattons une idée », a raconté le commandant du 74e bataillon au journal israélien Makor Rishon en décembre 2024. « Si je tue les combattants, l’idée peut demeurer. Mais je veux rendre l’idée non viable. Quand ils regardent Shuja’iyya et voient qu’il n’y a rien – juste du sable –, c’est le but. Je ne pense pas qu’ils pourront retourner là pour au moins 100 ans ».

« Personne ne sait mieux que nous que les Gazaouies n’ont nulle part où retourner », a expliqué un commandant dont le bataillon a participé à la destruction d’environ 1000 édifices en deux mois en 2025. Un soldat qui a servi dans le même bataillon a ajouté : « L’idée était de tout détruire, de seulement créer des bandes de destruction ».

« On détruit une rue entière avec une seule explosion »

En avril 2025, le journaliste israélien Yaniv Kubovich est entré dans « l’Axe Morag », c’est-à-dire dans la bande de territoire que l’armée a dégagée entre Khan Younis et Rafah, et a rapporté avoir vu les restes d’un vieux transporteur de troupes blindé près des édifices détruits. Les soldats lui ont expliqué que c’était une autre méthode pour effondrer les édifices, une méthode qui cause des dégâts environnementaux considérables au voisinage. « L’armée bourre le transporteur d’explosifs et l’envoie de manière autonome dans une rue ou un édifice qui, précédemment, aurait été bombardée par l’aviation. Après un an et demi de guerre, le transporteur rempli d’explosifs est devenu l’alternative la plus économique ».

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« Notre but était de détruire les villages shiites »

Cette politique de destruction systématique – une tactique pour empêcher les civils de retourner à leurs domiciles – a également été mise en œuvre lors de l’invasion terrestre du Sud-Liban par Israël pendant deux mois. Une analyse des images par satellite à la fin novembre 2024, peu de temps après le cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah, a montré que 6,6 % de tous les édifices au sud de la rivière Litani avaient été détruits ou lourdement endommagés.

G., un réserviste dans le bataillon de génie 7064, s’est présenté pour l’entrainement à l’été 2024, avant l’invasion prévue. Il a raconté à +972 Magazine et à Local Call que le briefing énonçait explicitement que le but du bataillon était de détruire les villages shiites. « Pendant la formation en démolition avant l’invasion terrestre, un major du bataillon nous a expliqué que notre but en pénétrant au Liban serait de détruire les villages shiites. Il n’a pas dit “terroristes”, “ennemis”, ou “menaces”. Il n’a pas utilisé de termes militaires, juste “villages shiites”. C’est de la destruction sans but militaire – avec seulement un but politique. »

« Le but est d’empêcher les résidents de revenir », raconte G. « C’était dit explicitement ». L’idée était qu’il n’y ait pas de possibilité de reconstruction après la guerre. Nous les avons vu détruire des écoles, des mosquées et des usines de traitement de l’eau ». Il a refusé de se présenter à nouveau pour un service de réserve, mais n’a pas été puni.

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Cette logique de destruction de masse a aussi été mise en œuvre en Cisjordanie, bien qu’à une échelle plus petite. En fait, une source militaire a dit à +972 Magazine et à Local Call que le type de destruction à Gaza découle des tactiques développées par l’armée lors de l’opération Defensive Shield en Cisjordanie pendant la seconde intifada – « dégager le terrain », dans le jargon militaire.

Selon un rapport publié en mars 2025 par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, depuis le début de 2024, Israël a démoli 463 édifices en Cisjordanie dans le cadre de son opération militaire Iron Wall, déplaçant 40 000 Palestinien·ne·s des camps de Jénine, Nour Chams et Tulkarem. Comme +972 Magazine l’a précédemment rapporté, dans le camp de réfugiés de Jénine, l’armée a fait sauter des édifices résidentiels complets et a bulldozé des rues dans sa campagne pour redessiner les camps afin de réprimer la résistance palestinienne et de miner le droit de retour. L’armée a récemment annoncé des plans pour démolir 116 domiciles de plus dans les camps de réfugiés de Tulkarem et de Nour Chams.