Trump et la Chine : un chemin semé d’embûches (traduction)

Trump et la Chine : un chemin semé d’embûches

Par Mel Gurtov, The Asia-Pacific Journal, Japan Focus (APJJF), 15 décembre 2024
Texte original en anglais [Traduction : Dominique Peschard; révision : Martine Eloy]

Résumé : Depuis l’élection de Donald Trump, la Chine insiste constamment auprès des États-Unis sur la nécessité d’une plus grande coopération. Mais Trump ainsi que les faucons qui le conseillent et les membres du Congrès semblent déterminés à mener une guerre commerciale et à renforcer les liens avec Taiwan. La stratégie de Trump est qu’une fois les questions de l’Ukraine et du Moyen Orient « réglées », il sera en position de forcer la main de Xi Jinping. Mais la Chine a des options pour faire face aux pressions économiques des États-Unis. De plus, Trump pourrait négocier les accords de sécurité des États-Unis s’il pouvait obtenir un « deal » sur le commerce. L’issue la plus probable est l’accroissement des tensions entre les États-Unis et la Chine et d’une dérive vers une guerre froide.

« Trump et la Chine : un chemin semé d’embûches », The Asia-Pacific Journal, Japan Focus (APJJF), 15 décembre 2024
« Trump et la Chine : un chemin semé d’embûches », The Asia-Pacific Journal, Japan Focus (APJJF), 15 décembre 2024

Coopération ou confrontation?

Le 7 novembre 2024, Xi Jinping a envoyé un message de félicitation au président élu, Donald Trump, qui disait : « Le développement d’une relation saine, stable et durable entre les États-Unis et la Chine concorde avec les intérêts communs des deux pays et avec les attentes de la société internationale. J’espère que les deux parties adhéreront aux principes du respect mutuel, de coexistence pacifique, de coopération gagnant-gagnant, qu’elles renforceront les canaux du dialogue, amélioreront la maitrise de leurs différences, augmenteront la coopération qui apporte des bénéfices mutuels, et avanceront sur la voie d’une entente correcte dans une nouvelle période, avec prospérité pour les deux pays et bénéfices pour le monde. »

Par la suite, d’autres sources chinoises, ainsi que Xi lors de sa dernière rencontre avec le président Biden au sommet de l’APEC le 16 novembre, ont répété cette manière de voir : la Chine veut plutôt plus que moins de coopération avec les États-Unis. Un article dans le Quotidien du peuple de Zhong Sheng (The Bell), un collectif éditorial qui fait autorité, publié le lendemain, renforçait le message de Xi, disant « La coopération gagnant-gagnant est la tendance de notre époque et devrait être le fondement des relations Chine-États-Unis. » Les auteurs rappellent aux lecteurs l’interdépendance économique de la Chine et des États-Unis : « Aujourd’hui, la Chine est le troisième marché d’exportation de biens pour les États-Unis, et la Chine est le troisième partenaire commercial des États-Unis en importance. L’année dernière, 1 920 nouvelles compagnies étatsuniennes se sont établies en Chine, et 80 % des compagnies étatsuniennes en Chine compte réinvestir leurs profits cette année. » L’article faisait état des réussites de la coopération Chine-États-Unis en diplomatie, changements climatiques, finances et communications au niveau militaire. Ainsi, comme a écrit Zhong Sheng, « que ce soit pour favoriser la reprise économique ou pour résoudre des conflits régionaux, la coopération et la coordination entre la Chine et les États-Unis sont nécessaires » [1].

Il est cependant très peu probable que la coordination et la coopération se matérialisent, probablement à cause des obstacles insurmontables dressés par chaque pays. La deuxième administration Trump ne refusera pas seulement de s’engager, comme l’a fait l’a fait l’administration Biden, mais cette fois-ci les relations avec la Chine seront sur une pente bien plus raide. Sous Trump, on n’entendra plus parler de « gérer » les relations, de compétition, ou de recherche d’intérêts communs. Il est peu probable que les représentants des États-Unis répètent leur appui à la politique d’une seule Chine ou leur promesse de ne pas chercher à changer le système chinois. La stabilisation de la relation entre la Chine et les États-Unis, qui a été loué par Xi lors de sa dernière rencontre avec Biden (« La relation [Chine-ÉU] est restée stable dans l’ensemble » a dit Xi) ne sera plus importante pour Washington. Il y a déjà plusieurs raisons qui pointent vers ce constat : l’annonce de Trump d’imposer de très hauts tarifs sur les marchandises chinoises, sa nomination de faucons envers la Chine à des postes clés de sécurité nationale, l’hostilité bipartisane envers la Chine au Congrès, l’estime très basse dont jouit la Chine dans l’opinion publique aux États-Unis, et les conseils que Trump a reçus de personnes nommées antérieurement dans le rapport Project 2025. De plus, comme j’élabore plus loin, Trump, contrairement à Biden, ne se laissera pas distraire de sa politique envers la Chine par des conflits à l’étranger.

Pour la Chine, l’emphase sur les éléments de coopération actuels et potentiels avec les États-Unis n’est qu’un aspect de sa politique envers les États-Unis. Xi décrit des aspects importants de la coopération  –  en disant que les États-Unis doivent avoir une « perception stratégique correcte » de la Chine, qu’ils doivent adhérer aux trois principes mentionnés dans le message de Xi à Trump, et doivent choisir entre « partenariat ou rivalité ». Ces critères visent des éléments spécifiques de la politique des États-Unis : les alliances de sécurité dirigées contre la « menace chinoise », l’appui politique et militaire à Taiwan, et le refus d’exporter des semiconducteurs et autres produits de haute technologie à la Chine [2]. Les présidents des États-Unis, et Donald Trump plus que tout autre, n’ont pas été émus par les appels aux principes, ni ouverts à « corriger » leurs perceptions de la Chine pour faire plaisir à Pékin.

Faire un Deal

Il vaut quand même la peine de voir s’il y aurait de la place pour un Deal Chine-États-Unis. Une mise en garde importante s’impose : nous devons reconnaitre que le modus operandi de Trump est axé, comme l’a décrit Bob Woodward dans ses livres sur Trump, sur faire peur et gagner. Dans le schéma transactionnel de Trump, « l’art du deal » consiste à instaurer la peur dans l’adversaire, ne jamais céder et se centrer sur gagner. Et gagner veut dire obtenir « un bon retour sur l’investissement », ne pas faire de compromis pour de gains à court terme et certainement pas espérer promouvoir la confiance. Au cours de son premier mandat, Trump devait composer avec des conseillers qui ne partageaient pas tous son style – des conseillers politiques qui privilégiaient la diplomatie plutôt que la confrontation. Maintenant, avec peu de garde-fous pour le retreindre, Trump dominera la scène politique. Sa nomination de loyalistes, dont certains sont viscéralement hostiles à la Chine, et certains autres extrêmement inexpérimentés, est presqu’une garantie que la parole de Trump sera suivie sans questionnement.

Nous avons trois signes précurseurs des intentions des faucons anti-Chine. À la chambre des représentants, le programme China week des républicains est en voie d’être finalisé pour être approuvé avec l’appui de certains démocrates. Ce programme, mis de l’avant en octobre 2024, fait essentiellement appel à un découplage avec la Chine à de multiples niveaux : commerce, investissements, échanges scolaires et collaboration scientifique. Le rapport annuel et bipartisan au Congrès de la U.S.-China Economic and Security Review Commission propose des mesures encore plus provocatrices, telles que la révocation des privilèges de libre échange bilatéraux avec la Chine et l’interdiction des importations de technologies de la Chine [3] .Un troisième signe vient du Project 2025, que Trump a désavoué bien que nombre de ses auteurs ont déjà travaillé pour lui. Parmi eux, nommons Kiron K. Skinner qui qualifie la Chine de Defining Threat; Christopher Miller qui écrit que la Chine représente « un défi aux intérêts des États-Unis dans toutes les sphères du pouvoir national » et une menace imminente pour Taiwan; et Peter Navarro, l’auteur de livres sur la menace chinoise. Le chapitre écrit par Peter Navarro dans Project 2025 contient cet avertissement : « La leçon très claire apprise au cours des administrations Obama et Trump est que la Chine communiste ne négociera jamais de bonne foi avec les États-Unis pour mettre fin à son agression. Une leçon toute aussi claire apprise par le président Trump, qu’il était prêt à appliquer lors de son deuxième mandat, est que la meilleure option politique était de se découpler économiquement et financièrement de la Chine communiste car la poursuite des négociations serait dans les faits à la fois futile et dangereux… »

De quoi pourrait avoir l’air un bon retour sur investissement pour Trump? Étant donné que sa grande priorité est le commerce, il viserait un accroissement majeur des achats chinois de biens des États-Unis afin de réduire le déficit commercial (même si ça n’a pas marché la première fois) et des conditions plus favorables pour les investissements des États-Unis, tout en maintenant de fortes restrictions sur l’exportation de technologies avancées en Chine. En contrepartie, Trump serait peut-être prêt de baisser les tarifs sur les importations chinoises. Aussi, il pourrait persuader Xi en lui promettant de réduire le soutien à l’armement et les visites de haut niveau à Taiwan, bien qu’il pourrait faire face à de la résistance de la part de responsables résolument pro-Taiwan comme Marco Rubio (nommé secrétaire d’état) et Mike Waltz (nommé conseiller à la sécurité nationale).

Trump serait beaucoup moins intéressé à faire un deal sur l’aide militaire de la Chine à la Russie, les changements climatiques, des échanges scientifiques ou autres, ou les droits humains. Certaines de ces questions sont importantes pour plusieurs républicains, mais elles comptent pour peu (ou pour rien) dans les priorités de Trump. Des questions stratégiques qui ont un appui bipartisan et un appui du Pentagone ne retiendront pas nécessairement l’attention de Trump. Ceux-ci comprennent les conflits dans la Mer de Chine et la protection des bateaux philippins, les coalitions des É-U en matière de sécurité en Asie (le Quadrilateral Security Dialogue group et AUKUS), ainsi que la compétition avec la Chine dans les iles Solomon et autres micro-États du pacifique. Pour Trump, ces engagements drainent les ressources des États-Unis et posent des risques d’implication inacceptables. Mais ils pourraient être des monnaies d’échange. Trump pourrait être prêt à reculer sur des engagements de sécurité des É-U en Asie, bilatéraux et multilatéraux, si un accord commercial gagnant était atteignable.

La stratégie de Trump

Mais la Chine pourrait préférer, comme lors du premier mandat de Trump, une guerre commerciale plutôt qu’un accord sur les tarifs. Cela pourrait l’amener à se servir des tarifs comme une arme. Je pense que la stratégie de Trump est d’avoir le champ libre pour assener la Chine avec des tarifs, une fois que les États-Unis se seront dégagés des guerres d’Israël contre le Hamas et le Hezbollah – d’où son conseil au premier ministre Benjamin Netanyahu d’en finir rapidement, ce que Netanyahu est train de faire brutalement – et de la guerre de Vladimir Putin contre l’Ukraine – en vendant un plan de « paix » dans lequel l’aide à l’Ukraine cesse et la Russie accepte ses gains territoriaux. Il pourra revendiquer l’appui d’à peu près tout ce qu’il y a d’institutionnel à Washington, où la Chine est classée comme la première menace à la sécurité nationale, et d’une majorité de la population qui pense (d’après les sondages du Chicago Council on Global Affairs en 2024) que les États-Unis devraient travailler activement à limiter la puissance de la Chine et que le commerce avec la Chine affaibli surtout la sécurité nationale des États-Unis [4]. Des tarifs élevés sur les importations chinoises compliquera encore plus la situation économique de la Chine, déjà préoccupante, du fait qu’elle dépend beaucoup de ses exportations. Fermer le marché des États-Unis, comme le propose Project 2025, et Xi Jinping éprouvera, non seulement des difficultés domestiquement, mais il devra également soupeser le coût que représenterait une invasion de Taiwan. Trump a fait la prédiction étourdissante que la Chine n’envahirait jamais Taiwan à cause des tarifs de 150 à 200 % qu’il imposerait – mais a aussi exprimé sa conviction que Xi Jinping « me respecte et sait que je suis f***ing crazy »[5].

Trump est effectivement fou s’il pense que la Chine va courber l’échine devant lui sur la question des tarifs ou sur n’importe quel autre élément de découplage. En premier lieu, la Chine est déjà en train de déplacer ses marchés d’exportation des États-Unis vers le Sud Global – des pays en voie de développement, dont la plupart se sont joints au Belt and Road Initiative. Le dernier exemple est l’ouverture d’un port au Pérou, possédé à 60% par la Chine, qui réduira la durée de navigation de l’Asie à l’Amérique latine et représentera éventuellement une plaque tournante commerciale majeure. Deuxièmement, le gouvernement chinois reconnait les limites d’une économie fondée sur l’exportation et a introduit le premier de ce qui seront peut-être plusieurs stimuli conçus pour répondre aux demandes des consommateurs. Mais un autre objectif du renforcement de l’économie est peut-être de forcer les stratèges étatsuniens à réfléchir deux fois avant d’essayer de tirer parti d’une Chine affaiblie. Troisièmement, la politique de la Chine concernant Taiwan n’a rien à voir avec les tarifs des États-Unis et tout à voir avec l’appui, ou non, des États-Unis à l’indépendance de Taiwan. Si Trump décide de franchir la ligne rouge de la Chine et, en appui aux faucons antichinois au Congrès, continue d’augmenter les capacités militaires et le statut politique de Taiwan, Xi pourrait décider d’abandonner sa politique de longue date de réunification pacifique. Taiwan essaie déjà de flatter Trump en achetant un autre 2,2 milliards de dollars d’armes des États-Unis.

Quatrièmement, si Trump engage une guerre de tarif avec la Chine, la Chine réagira comme elle l’a fait la première fois – en élevant leurs propres tarifs sur les biens en provenance des États-Unis et en retenant des matériaux et composantes essentielles sur lesquels les fabricants des États-Unis comptent. Et cinquièmement, le découplage de Trump d’avec la Chine – qui élargira la politique de Biden de restrictions des exportations de technologies avancées et des investissements en Chine – fait avancer encore plus la Chine vers l’autosuffisance. Comme toujours, le nationalisme est une force puissante dans la politique chinoise. Ses dirigeants ont clairement laissé savoir qu’ils n’allaient pas laisser les États-Unis interférer avec le développement de la Chine. Dans la garde rapprochée de Xi, il y en même certains qui pourraient prétendre que les tarifs de Trump ont pour véritable but de favoriser un changement de régime en Chine.

Guerre froide II?

Les relations entre la Chine et les États-Unis en sont à un tel point qu’il sera très difficile d’arriver à une entente, même dans les meilleures circonstances. La confiance mutuelle est très faible, et avec Trump aux commandes, des initiatives pour des « bons rapports » comme disent les chinois, ne seront pas offertes. Avec pour conséquence que ça ne prendra pas grand-chose pour faire complètement dérailler la diplomatie, comme lors de l’incident du ballon espion en février 2023 ou quand la Chine a refusé une rencontre entre les ministres de la défense à cause (selon la Chine) d’une vente d’armes des États-Unis à Taiwan en novembre 2024. Les propositions chinoises pour plus de coopération seront utilisées pour démontrer que la Chine est la partie raisonnable et que les États-Unis sont aussi imprévisibles que peu digne de confiance. Et la Chine utilisera cet argument pour essayer d’enfoncer un coin entre les États-Unis et ses alliés dans l’Union européenne et en Asie de l’est. On doit se préparer à une guerre froide… très froide!

Comme je l’ai dit à d’autres occasions [6], ça prend trois mesures pour avancer dans les relations entre la Chine et les États-Unis : un accord sur les principes qui doivent fonder la relation, l’acceptation de la part des États-Unis du partenariat plutôt que de la rivalité comme caractéristique dominante de leurs rapports et une compréhension partagée des différents éléments concernant la sécurité qui façonnent la vision globale de chacune des parties. Il probablement seulement possible de faire ces pas très difficiles en identifiant des efforts de collaboration concrets qui peuvent bâtir une confiance mutuelle, comme sur les changements climatiques et la recherche sur les pandémies. Aucune de ces pistes ne sera suivie sous Donald Trump. Le mieux que l’on peut espérer pendant son prochain mandat serait d’éviter une guerre commerciale totale et d’éviter de franchir la ligne rouge de la Chine sur Taiwan. Entre temps, les spécialistes de la Chine et autres personnes attachées à une paix à long terme entre la Chine et les États-Unis devraient soumettre des propositions positives à une administration future qui aurait le courage politique de les mettre en œuvre.

[1] « Stabilizing China-US Relations Fits with the Two Countries’ Common Interests », Renmin ribao, 8 novembre 2024.

[2] Tel que Xi aurait dit à Biden lors de leur dernière rencontre : « La question de Taiwan; la démocratie et les droits humains; la voie et le système chinois; le droit au développement de la Chine sont les quatre lignes rouges de la Chine. Elles ne doivent pas être remises en question ». « President Xi Jinping Meets U.S. President Joe Biden in Lima », https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/xw/zyxw/202411/t20241117_11527672.html?s=09.

[3] Rishi Iyengar, « U.S.-China Commission Report Anticipates Escalating Tech and Trade War », Foreign Policy, 19 novembre 2024, https://foreignpolicy.com/2024/11/19/us-china-commission-report-biden-trump-xi-jinping/.

[4]  Le même sondage indiquait aussi que les sentiments positifs à l’égard de la Chine étaient à leur plus bas depuis que la question a été posée en 1978 : 26 répondants sur 100 (https://globalaffairs.org/research/public-opinion-survey/american-views-china-hit-all-time-low). Un sondage chinois mené par l’Université Tsinghua révélait l’existence d’attitudes négatives comparables envers les États-Unis, alors que 88 % des répondants affirmaient que la politique des États-Unis consistait « à limiter le développement de la Chine » et 48 %  affirmaient que la politique des E-U visait « à induire une évolution pacifique en Chine » (https://ciss.tsinghua.edu.cn/upload_files/atta/1727662169826_AD.pdf).

[5]  The Wall Street Journal, 18 octobre 2024.

[6] « Partnership or Rivalry? Prospects for a Reset in US-China Relations », Global Asia, vol. 19, no 3, septembre 2024, p. 54-63.