Giuliana Sgrena, il manifesto, éditorial du 25 août 2005.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Le nouvel ultimatum de Bush, l’approbation de la constitution pour maintenir le calendrier établi par les Etats-Unis avant le départ du proconsul Paul Bremer, est en train d’amener l’Irak, à grands pas, à la libanisation. Un spectre qui implique un pays divisé sur des bases confessionnelles et ethniques, en proie à une guerre civile qui, du reste, est déjà en train de l’ensanglanter, de façon rampante, avec les milices armées religieuses au sud et les peshmerga au nord. Cela se passait déjà avant que la constitution soit formulée et présentée à l’assemblée, lundi soir, au dernier moment, afin d’éviter de nouvelles élections (comme prévu par la loi de transition).
Mais c’est tout le processus mis en acte par la guerre et par l’occupation qui entraîne le pays à la dérive, à partir du vide de pouvoir créé par le renversement – par des armées étrangères- du régime de Saddam. L’Irak est maintenant un pays où plus aucune loi n’est en vigueur, qui doit se reconstruire de la base et se donner ses propres formes de démocratie, après des décennies de régime dictatorial sanguinaire, alors qu’il a dû approuver une constitution dans des temps records (trois mois !), qui ne sont fonctionnels qu’à Washington.
Ainsi la terre de Babylone, qui, deux mille ans avant Jésus Christ, avait formulé le premier recueil d’édits et de lois dans le fameux code de Hammourabi, a dû accepter une constitution imposée par le nouvel ambassadeur Usa à Bagdad. Ce Zalmay Khalilzad qui était devenu ambassadeur à Kaboul après avoir trafiqué avec les talibans (pour l’oléoduc qui devait traverser l’Afghanistan) pour le compte de l’Unocal, la compagnie pétrolière américaine qui a des intérêts en Asie Centrale et qui de toute évidence lorgne maintenant vers l’Irak. Il s’agit toujours d’or noir.
Le pétrole est une des questions qui reste à la base du conflit pour la nouvelle constitution, sous le chapitre « fédéralisme », défendu à couteaux tirés par les kurdes qui ont contaminé aussi les chiites, en échange de concessions sur la charria. Les kurdes jouissent d’une forte autonomie depuis 1991 déjà, après la première guerre du Golfe ; mais la chute de Saddam, au lieu de rapprocher le Kurdistan de Bagdad, a accéléré les poussées indépendantistees. Au référendum -le choix portait entre autonomie et indépendance- qui s’est déroulé en même temps que les élections du 30 janvier dernier, 98 % des deux millions de votants kurdes avaient choisi l’indépendance. La fuite en avant s’est cependant arrêtée à Kirkuk, la ville revendiquée depuis toujours par les kurdes mais jamais cédée par Saddam, qui, au contraire, l’avait « arabisée ». Maintenant les nouveaux leaders kurdes sont en train de réaliser une épuration ethnique [1] a contrario, avec des méthodes qui, souvent, rappellent l’époque de Saddam. La chasse à l’arabe (assassinats, disparitions, etc.) a commencé immédiatement après l’arrivée des américains, et n’épargne aucune minorité : turkmène, chaldéenne, shabak (chiite). D’ici deux ans, quand devrait être décidé le sort de Kirkuk (dont les gisements fournissent 40 pour cent de la production pétrolière irakienne), il ne restera probablement que des kurdes pour décider.
Partition et théocratie : les fruits de la guerre
Si au départ les chiites étaient plus enclins à soutenir l’unité du pays, à la fin, ils ne sont pas restés insensibles à la perspective de s’approprier le reste de la production irakienne (peu importe si elle finira dans les mains de compagnies américaines), produite dans les gisements de Bassora. Parce que, même si la constitution affirme que « pétrole et gaz sont la propriété du peuple irakien », le gouvernement central devra les administrer avec les provinces et les régions qui les produisent.
Après la nationalisation, ratifiée par la constitution de 1970, les revenus du pétrole étaient administrés par Bagdad, et chiites et kurdes accusaient Saddam d’avoir une gestion qui profitait surtout aux sunnites. Qui, par contre, se retrouveraient maintenant sans pétrole. Et peut-être que cela, aussi, au-delà de l’esprit nationaliste, en fait des ennemis plus implacables du fédéralisme, qui, à dire vrai, n’a pas connu ce type d’expérience dans le monde arabe.
Mais même l’appartenance historique à la nation arabe est effacée par la constitution, qui énonce : l’Irak fait partie du monde islamique et les arabes de la nation arabe (les kurdes ne sont pas de arabes). L’accent qui est mis sur l’appartenance au monde islamique représente un passage d’un régime fondamentalement laïc à un modèle où la religion devient la référence centrale, dont dépend l’affirmation ambiguë du respect des « standards de la démocratie ». D’autre part, ce sont les partis religieux chiites pro-iraniens qui dominent la scène politique irakienne après la victoire électorale du 30 janvier, sponsorisée par le grand ayatollah Ali al Sistani, avec une fatwa (sentence religieuse). Leur objectif est indubitablement le modèle iranien, mais, dans le compromis avec les kurdes, ils ont dû pour le moment renoncer à l’état islamique : en s’en tenant à l’affirmation que l’islam est la principale source législative, que la constitution garantit l’identité musulmane et qu’aucune loi ne doit être contraire à l’islam, religion d’état. Ce qui n’est pas rien. Toutes les prémisses d’un état musulman sont là. Du reste, la formulation -aucune loi ne doit être contraire à l’islam- est celle qu’on utilise habituellement dans les pays islamiques. Et son application est contrôlée par une Haute cour, à travers laquelle les autorités religieuses peuvent imposer leur vision plus ou moins fondamentaliste de l’Islam.
Ceci représente un passage important surtout pour les droits des femmes qui sont souvent sacrifiés sur l’autel de la charia. En Irak par ailleurs, ceci est déjà en train d’advenir, les milices religieuses n’ont pas attendu la constitution pour imposer leurs propres diktats. Et même si on s’est engagé sur un pourcentage de 25% de présence des femmes au parlement, ceci ne représente pas une garantie suffisante pour défendre ces droits qui, de toutes façons, à l’époque de Saddam Hussein, grâce au code de la famille promulgué en 1959, étaient fondamentalement garantis (sauf pour quelques épisodes récents). Et de fait les femmes de diverses associations, alarmées, se préparent à livrer bataille pour repousser cette constitution avec un référendum. Donc Bush, pour « exporter la démocratie » a fini par créer un nouvel état islamique chiite allié de Téhéran, juste au moment où il se trouve au bord de la collision avec Téhéran. Les laïcs – kurdes, chiites, sunnites- de même que les minorités sont en réalité exclues de ce processus qui devrait garantir la démocratisation.
Ce n’est pas tout. Avec ce nouveau pas vers l’abîme de la partition, la situation deviendra toujours plus explosive : les sunnites sont restés exclus du processus, mais ce sont justement eux qui alimentent la résistance armée qui, même si elle n’arrive pas à battre l’armée américaine, empêchera les Etats-Unis et leurs alliés d’avoir le contrôle du territoire. Les sunnites ont boycotté les élections parce qu’elles se déroulaient sous occupation, mais maintenant ils s’inscrivent sur les listes électorales pour le référendum sur la constitution. Parce que, selon la loi de transition, une majorité des deux tiers des votants dans trois provinces peut repousser le texte constitutionnel, en imposant de recommencer da capo. Un amendement concédé par Bremer, qui aurait dû favoriser les kurdes, pourrait maintenant être l’arme électorale aux mains des sunnites. Du reste la résistance a différents visages, même si elle paye le fait de ne pas avoir de représentation politique reconnue et forte. Si les élections de janvier, présentées comme le premier pas vers la démocratisation, ont clairement été un faux pas -les élections en soi ne représentent pas la démocratie, surtout quand elles excluent 20% de la population-, le second, l’approbation de la constitution sans l’accord des sunnites, est encore pire parce qu’il compromet l’avenir du pays et que la libanisation n’est certes pas souhaitables même si elle semble aujourd’hui inévitable.
Giuliana Sgrena
Source : il manifesto www.ilmanifesto.it
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio