Une nouvelle course aux armes nucléaires commence
Elle sera beaucoup plus dangereuse que la dernière
Par Jessica T Mathews, The Guardian, 14 novembre 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Vincent Marcotte et Dominique Peschard; révision : Échec à la guerre]
Avec les menaces de Poutine en Ukraine, l’accélération du programme d’armement de la Chine et la volonté des États-Unis (É.-U.) de maintenir leur supériorité, que faudra-t-il pour que les dirigeants reculent du bord du gouffre?

Comme Toto dans le Magicien d’Oz, le président Ronald Reagan et le dirigeant soviétique Mikhail Gorbatchev, lors de leur rencontre au sommet à Genève en 1985, ont tiré le rideau afin de révéler la vérité derrière le spectre terrible de la guerre nucléaire que leurs pays préparaient à coup de centaines de milliards de dollars. « Une guerre nucléaire ne peut être gagnée » et « ne doit jamais être menée » ont-ils déclaré conjointement. Ils ont omis d’inclure le corollaire inéluctable des sept premiers mots : une course aux armes nucléaires ne peut aussi être gagnée.
Malgré tout, la déclaration, dont la franchise crue est presque sans égale parmi les déclarations faites par des gouvernements, a renforcé le plaidoyer pour le contrôle des armements et les démarches de non-prolifération qui ont suivi. Des décennies de négociations difficiles et laborieuses ont édifié une structure touffue de traités, d’accords et ont même donné lieu à quelques actions unilatérales sur des armes nucléaires défensives et offensives de courte, moyenne et longue portées, le tout accompagné de dispositions concernant les essais et les inspections et d’un régime de survols d’observation réciproque. Souvent les deux côtés abandonnaient les systèmes dont ils ne voulaient plus. Le langage des accords a souvent été la source de frictions ultérieures. Aux États-Unis, le coût politique pour obtenir la ratification de ces traités par le Sénat pouvait être très élevé.
Malgré toutes ses lacunes, le contrôle des armements a réduit le nombre total d’armes nucléaires détenues par les deux pays de 60 000 à environ 11 000 aujourd’hui (le nombre exact est secret). En vertu du plus récent traité New Start (traité de réduction des armes stratégiques) signé en 2010, chaque côté est limité à 1 550 armes déployées, le reste étant entreposé. De tout point de vue, une réduction de 80% (95% si on considère seulement les armes déployées) est – ou a été – une réussite remarquable.
Malheureusement, il est justifié de parler au temps passé, parce qu’entretemps les É.-U. se sont retirés du traité sur les missiles antibalistiques (ABM) en 2002 ce qui a légitimisé le retrait unilatéral d’un traité lorsqu’une des parties ne trouve plus les restrictions à son goût, et depuis, les autres accords sont tous tombés l’un après l’autre. En février 2026 – dans environ 500 jours – New Start, la dernière brique restante de l’édifice si laborieusement construit, arrivera à échéance, enlevant pour la première fois en cinquante ans toute restriction aux arsenaux nucléaires des É.-U. et de la Russie.
Une nouvelle course aux armes nucléaires commence alors que les tensions entre les grandes puissances ont atteint un sommet depuis la fin de la guerre froide. Elle sera bien plus dangereuse que la première. Ce sera une course à trois – comprenant maintenant la Chine – par conséquent plus instable qu’une course à deux. Et elle sera amplifiée par l’avènement des cyber-armes, de l’intelligence artificielle (IA), de la militarisation possible de l’espace, de la possibilité de repérer les sous-marins dans les profondeurs de l’océan et par d’autres avancées technologiques.
Afin d’apprécier le danger que cela représente, il faut revenir sur la dynamique propre à une course aux armes nucléaires et saisir la folie qui mène des gens intelligents sous son emprise à des extrêmes grotesques. De 1950 à 1965, l’arsenal des É.-U. a cru de quelques armes nucléaires à plus de 30 000 – à peu près cinq fois ce que possédait l’Union soviétique à l’époque. La bible était alors, et est encore maintenant, le Single integrated operational plan (Siop, ou plan opérationnel intégré unique), le plan multiservice pour une guerre nucléaire. Le Siop spécifie les cibles qui devront être attaquées et est fondé sur le niveau de confiance avec lequel chacune doit être détruite.
Fred Kaplan, dans son histoire brillante The Bomb, raconte comment le président Dwight D. Eisenhower a été à l’origine d’une des premières tentatives de la part de Washington d’exercer un certain contrôle sur la planification nucléaire faite en son nom.
En novembre 1960, il a envoyé son conseiller scientifique, George Kistiakowsky, accompagné d’un autre expert en armement, George Rathjens, pour une réunion d’information au quartier général du Commandement aérien stratégique (SAC) à Omaha au Nebraska. Rathjens avait identifié une ville soviétique similaire en taille et capacité industrielle à Hiroshima et avait demandé quelles armes y étaient assignées par le Siop. La réponse a été une bombe de 4,5 mégatonnes suivie de trois bombes de 1,1 mégatonne – un total insensé représentant 500 fois la bombe de 15 kilotonnes larguée sur Hiroshima.
À mesure que des tiers se sont mis à examiner de plus près le travail du SAC, ils en sont ressortis décontenancés, sidérés et atterrés. À la question de combien de Russes, de Chinois et d’Européens de l’est seraient tués dans une attaque généralisée telle qu’envisagée par le premier Siop, la réponse du SAC a été 275 millions – en comptant seulement les morts du souffle des explosions mais pas ceux dus à la chaleur, au feu, à la fumée et aux retombées radioactives, parce qu’ils ne pouvaient être calculés avec précision. Le nombre de morts réel serait par conséquent beaucoup plus élevé. À l’époque la population de la région était 1,03 milliards. Aussi impensable que cela puisse être, la peur de l’Union soviétique, le poids du SAC dans l’establishment militaire et le momentum politique à Washington étaient tellement grands, qu’administration après administration, les orientations fixées par le président et le Pentagone ont été transformées par le SAC en plans monstrueux.
Des décennies plus tard, après plusieurs séries de coupes, le nombre d’armes avait beaucoup diminué mais le niveau de surextermination du Siop était encore bizarre. Une révision demandée par le président Obama révéla, par exemple, que le plan comprenait plusieurs cibles qui étaient des terrains vagues. Les services de renseignement des États-Unis les avaient désignés comme des bases de repli où des bombardiers russes pourraient atterrir si leurs bases d’origine avaient été détruites. Comme le raconte Kaplan, les directives officielles exigeaient que les « bases secondaires de bombardiers » soient détruites, alors le Siop allouait, non seulement une, mais plusieurs bombes à chacun de ces terrains.
Le caractère surréaliste de la guerre anticipée ne repose pas seulement sur sa planification mais aussi sur sa dimension opérationnelle. Le général Charles Boyd des forces armées de l’air (USAF), un pilote de chasse (et mon regretté époux), a pendant un temps occupé un poste dont la tâche était de larguer une bombe nucléaire advenant une guerre en Europe. Lui et ses camarades pilotes avaient reçu une coquille doublée de plomb avec laquelle ils devaient couvrir un œil juste avant de larguer leur bombe. À l’altitude à laquelle ils volaient, leur œil sans protection serait rendu aveugle par l’éclair de l’explosion. Ils pouvaient ensuite enlever la coquille et utiliser cet œil pour piloter. La perte d’un œil n’était cependant pas une grande préoccupation, parce que les pilotes n’avaient aucun doute que la mission serait un aller simple : il n’y aurait nulle part où atterrir en Europe de l’Ouest en pleine guerre nucléaire.
Tous les ans depuis 1947, le Bulletin of the Atomic Scientists publie l’horloge de l’Apocalypse, ajustée par un panel d’experts, comme évaluation facilement saisissable du risque global – surtout nucléaire – de catastrophe. En 1991, après la signature du traité Start 1, le premier à faire des coupes profondes dans les arsenaux nucléaires de l’Union soviétique et des États-Unis, les aiguilles de l’horloge ont été placées à 17 minutes avant minuit. Depuis janvier 2024 elles se situent à 90 secondes, le plus proche qu’elles aient jamais été du moment métaphorique de l’apocalypse. Le panel a justifié ce réglage en invoquant la dépendance croissante et de plus en plus répandue envers les armes nucléaires, les grandes sommes d’argent dépensées pour augmenter ou moderniser les arsenaux nucléaires et la menace de la Russie d’utiliser des armes nucléaires dans la guerre en Ukraine.
Une raison principale de préoccupation est que la Chine, après avoir compté pendant des décennies sur une très petite force de dissuasion nucléaire, est en train d’accroitre rapidement son arsenal. On estime qu’elle a maintenant 500 armes nucléaires, qu’elle planifie en avoir 1 000 à la fin de la décennie et de peut-être atteindre une parité nucléaire avec les É.-U. et la Russie en déployant 1 500 armes stratégiques en 2035. Les armes stratégiques sont celles assez puissantes pour détruire des villes et d’autres cibles éloignées.
Washington peut seulement tenter de deviner les motifs de cette décision. Parce que Beijing n’a jamais voulu participer à des négociations de contrôle des armements, le gouvernement des É.-U. a peu de connaissance de première main sur sa pensée concernant ses forces et sa stratégie nucléaires. Beijing pourrait se préparer à une guerre sur la question de Taiwan ou rechercher plus largement à établir son hégémonie sur l’Indopacifique. La Chine pourrait réagir à ce qui est perçu comme une agression des États-Unis. Ou elle pourrait simplement poser les gestes qu’elle pense être son dû en tant que nouvelle grande puissance maintenant qu’elle a les moyens de le faire. Le plus probable est qu’il y ait une combinaison de ces motifs dans les différentes branches du gouvernement.
La Russie a modernisé ses forces nucléaires traditionnelles. De plus, dans un discours enflammé en 2018, le président Poutine a dévoilé plusieurs nouveaux systèmes d’armes nucléaires. Il a affirmé que ces armes étaient une réponse au retrait des É.-U. du traité ABM et à ses efforts subséquents en matière de défense anti-missiles, auxquels Moscou s’opposait farouchement, croyant que ces derniers neutraliseraient les missiles russes lors d’une guerre. Ironiquement, malgré des dépenses et des efforts énormes pendant des décennies, les défenses anti-missiles des É.-U. n’ont jamais été capables de faire ça. Le mieux qu’elles peuvent faire, même dans des tests arrangés pour rendre la chose plus facile, est d’intercepter l’équivalent d’un, ou peut-être de deux missiles nord-coréens mais rien qui ressemblerait à une attaque russe de grande ampleur. La décision des É.-U. de se retirer du traité ABM a donc été extrêmement contreproductive en ajoutant peu, ou pas, de sécurité, tout en apeurant et exaspérant la Russie. Les nouvelles armes annoncées par Poutine comprennent un planeur hypersonique intercontinental dont la trajectoire peut être modifiée en vol, un missile de croisière très rapide à propulsion nucléaire de portée presqu’illimitée et une torpille nucléaire qui pourrait traverser le Pacifique. « Personne ne nous a écoutés » a dit Poutine. « Écoutez-nous maintenant ».
Néanmoins, dès la première semaine de la présidence de Joe Biden, la Russie et les États-Unis ont annoncé une prolongation de cinq ans du traité New Start quelques jours avant son expiration. Cependant, deux ans plus tard, dans une crise de colère sur l’appui de l’Occident à l’Ukraine, Moscou a annoncé qu’il « suspendait » le traité. Les deux parties continuent de respecter les limites sur les armes imposées par le traité, mais les dispositions cruciales sur la vérification par échange de renseignements, d’avis et d’inspections in-situ ont disparu.
Plus tard la même année, Moscou a franchi le pas supplémentaire de révoquer sa ratification du Traité d’interdiction complète des essais (TICE) de 1996. La Russie l’avait ratifié en 2000, mais en 1999, le Sénat des É.-U. a pris la décision choquante de rejeter le traité bien que celui-ci ait été une initiative des États-Unis et une priorité nationale pendant des années. Mais tout comme pour le New Start, la dé-ratification de la part de la Russie était une réaction à l’appui des É.-U. pour l’Ukraine et non à son manquement à ratifier le traité.
Le TICE a été ratifié par 178 pays, bien qu’il ne puisse pas entrer officiellement en vigueur à moins que les É.-U., la Chine et quelques autres pays spécifiés s’y joignent. Un autre aspect de cette étrange histoire est l’annonce en 1992 d’un moratoire de neuf ans sur les essais par le président George HW Bush. De nouvelles techniques permettaient d’assurer la sécurité et la fiabilité des armes nucléaires sans explosions expérimentales. Ce moratoire dure depuis 32 ans mais le Sénat n’a jamais voulu reconsidérer le traité. Malgré cela, la nouvelle règle a tenu bon. Hormis ceux de la Corée du Nord, il n’y a eu aucun essai dans le monde depuis 1998.
Grace à des décennies de négociations ardues, les É.-U. ont une bonne compréhension des doctrines, personnalités et détails techniques entourant la planification nucléaire russe. Mais deux développements récents assombrissent le portrait. En 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine, le président Poutine et le président chinois Xi Jinping ont annoncé un partenariat « sans limites » en matière de relations économiques, géopolitiques et de sécurité. La Chine a en fait placé des limites sur ce qu’elle ferait, par exemple, en matière de fournitures d’armes qui seraient utilisées en Ukraine, mais le fait que les deux pays aient annoncé partager l’objectif de mettre fin à la primauté des États-Unis dans les affaires internationales préoccupe grandement les dirigeants des États-Unis. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le président Poutine s’est aussi lancé dans des menaces nucléaires sans précédent. Au début de l’invasion, il a rehaussé le niveau d’alerte des armes stratégiques russes. Depuis, il a menacé d’utiliser des armes tactiques (des armes de plus courte portée destinées à être utilisées sur le champ de bataille) s’il estime que l’appui de l’Occident à l’Ukraine va trop loin. Il a déplacé certaines de ces armes au Bélarus et ordonné la tenue d’exercices conjoints les impliquant. Plus récemment, des responsables ont déclaré que la doctrine officielle de la Russie serait modifiée afin d’abaisser le seuil d’utilisation de l’arme nucléaire. Malgré tous ces développements, il n’y a pas de doute que la Russie continue d’être dissuadée par la menace sans équivoque d’une réponse massive des États-Unis à une quelconque utilisation de l’arme nucléaire.
Pour leur part, les États-Unis se sont engagés dans une modernisation radicale de l’ensemble de leur triade stratégique, avec de nouvelles ogives, de nouveaux vecteurs (bombardiers, sous-marins, missiles), et des systèmes de commandement et de contrôle ainsi que de soutien. En supposant qu’il n’y ait pas d’autres dépassements, ce qui est peu probable, le coût de l’élaboration, de la construction et de l’opération des nouveaux systèmes s’élèvera à au moins 1 500 milliards de dollars (à titre indicatif, 1 000 milliards de secondes correspondent à environ 32 000 ans). Pour des raisons techniques et financières, mais aussi stratégiques, plusieurs solutions de remplacement du segment terrestre de la triade ont été proposées. Les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) Minuteman sont appelés « armes de première frappe » parce que l’emplacement de leurs silos fixes est connu. En cas de guerre, ils doivent donc lancés rapidement avant d’être attaqués. C’est pourquoi ils sont maintenus en état d’alerte, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux accidents et aux erreurs de calcul. Ils sont donc exposés et déstabilisateurs. Le coût anticipé de cet élément du programme a gonflé de 81 % depuis 2020, car le plan a pris du retard. Le Pentagone insiste pour que le programme se poursuive tout de même comme prévu.
La combinaison des facteurs suivants explique pourquoi « l’horloge de l’Apocalypse » s’approche de minuit : les dépenses colossales pour moderniser et renforcer les trois plus grands arsenaux nucléaires du monde, le niveau élevé de tension et de méfiance entre la Russie, la Chine et les États-Unis, et la perspective d’avancées technologiques extrêmement déstabilisatrices. Certains signes laissent maintenant croire que l’aiguille des secondes pourrait devoir être avancée encore davantage.
Le plan de modernisation étatsunien n’envisageait pas l’ajout de nouvelles armes à l’arsenal nucléaire. Il devait plutôt s’agir d’échanger des armes nouvelles et améliorées contre des armes anciennes, dans certains cas très anciennes, et ce, tout en respectant les limites fixées par le traité New Start en matière d’armes et de vecteurs. Toutefois, New Start est à près de quinze mois de son expiration, et aucun remplacement n’est prévu. De plus, la force de frappe étasunienne a été conçue uniquement pour être utilisée contre la Russie. Une force suffisamment puissante pour cet objectif a toujours été jugée suffisante pour faire face à une menace éventuelle de la Chine ou de tout autre État. À présent, la Chine semble déterminée à se doter rapidement d’une grande capacité nucléaire stratégique et son nouveau partenariat avec la Russie change radicalement la donne. Les États-Unis sont confrontés non pas à un, mais à deux « quasi-égaux » sur le plan nucléaire.
La question cruciale est de savoir comment réagir. Les faucons de la politique nucléaire ont fait valoir que la situation exigeait un renforcement de l’arsenal étatsunien. Jusqu’à très récemment, l’administration Biden et de nombreux experts externes affirmaient que ce type de raisonnement démontrait une méconnaissance fondamentale de la dissuasion nucléaire. « La dissuasion nucléaire n’est pas qu’une bataille de chiffres », a déclaré le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, en décembre 2022. « En fait, ce genre de raisonnement peut entraîner une dangereuse course aux armements ». Six mois plus tard, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan a été plus explicite : « Je veux être clair : les États-Unis n’ont pas besoin d’augmenter leurs forces nucléaires jusqu’à ce qu’elles dépassent les forces totales combinées de leurs concurrents pour réussir à les dissuader. »
Au lieu des quantités, la façon pertinente d’évaluer la dissuasion est de savoir si, après avoir absorbé une attaque, même conjointe, les États-Unis seraient encore en mesure d’infliger des dommages catastrophiques à leurs ennemis. Cela dépend en grande partie de ce que le pays choisit de cibler. La stratégie étasunienne actuelle, connue sous le nom de « contreforce », vise les forces nucléaires de l’adversaire, ses dirigeants ainsi que sa structure de commandement et de conduite des opérations militaires. D’autres options, notamment prendre pour cibles les infrastructures qui assurent le fonctionnement d’un État, c’est-à-dire son industrie, ses ports, ses transports, ses finances, ses réseaux de communication, son gouvernement et ses forces armées conventionnelles, pourraient permettre d’obtenir un résultat similaire avec beaucoup moins d’ogives et un nombre comparable de victimes civiles.
À l’été 2024, les responsables de l’administration indiquaient que l’augmentation des risques nucléaires pourrait contraindre les États-Unis à remplacer la modernisation « une ancienne arme contre une nouvelle » par une augmentation de leurs forces. Cela pourrait conduire à « rien de moins qu’une nouvelle ère nucléaire », a déclaré le 1er août Vipin Narang, un haut fonctionnaire du Pentagone. « En l’absence d’un changement dans le comportement de la Russie et dans l’orientation nucléaire de la Chine, nous pourrions devoir considérer comme un « entracte nucléaire » la période qui s’est écoulée depuis la fin de la guerre froide. » Des rapports contradictoires ont été publiés à savoir si les directives nucléaires ultrasecrètes signées par M. Biden en mars dernier ont réorienté la planification nucléaire en fonction de la Chine. « Nous avons à maintes reprises exprimé nos préoccupations » au sujet du renforcement de l’arsenal de la Chine, a déclaré un porte-parole du Conseil national de sécurité dans un commentaire intentionnellement non instructif, mais « il y a beaucoup plus de continuité que de changement » dans les nouvelles directives.
En élevant le niveau de menace implicite, l’administration cherche possiblement à pousser Moscou et Pékin à adopter un comportement différent, ou une bataille bureaucratique interne se déroule peut-être ou a été résolue en faveur d’une nouvelle politique. Avec la réélection de l’ancien président Donald Trump, il ne fait guère de doute que l’administration réagira agressivement à ce qu’elle considérera comme une menace grandissante de la part de la Chine. Robert C. O’Brien, quatrième et dernier conseiller à la sécurité nationale lors du premier mandat de Trump, a affirmé cet été que « les États-Unis doivent maintenir une position de supériorité numérique par rapport aux arsenaux nucléaires combinés de la Chine et de la Russie ».
Cela constitue presque une impossibilité mathématique. Malgré la supposée amitié entre les présidents Poutine et Trump, et après des décennies d’accords de contrôle des armements négociés sur la base de la parité entre les États-Unis et l’Union Soviétique, et ensuite avec la Russie, cette dernière égalerait tout ajout que feraient les États-Unis à son arsenal. Les capacités de la Chine s’y ajouteraient. Par conséquent, même l’égalité des forces serait inatteignable, et la supériorité le serait encore plus. Un tel objectif représente une recette infaillible vers une course aux armements sans fin.
M. O’Brien a également appelé à la reprise des essais nucléaires, une proposition vraiment déconcertante. Après en avoir effectué plus de 1 000, les États-Unis n’ont pas grand-chose à apprendre de la reprise des essais. La Chine, quant à elle, en a mené moins de 50 et sauterait sur l’occasion de les reprendre si les États-Unis devaient porter le déshonneur politique d’avoir rompu le moratoire mondial. Il ne se passerait pas beaucoup de temps avant que d’autres États nucléarisés emboîtent le pas, ainsi que d’autres qui ne le sont pas à l’heure actuelle. Il en résulterait une détérioration inutile de la sécurité nationale des États-Unis et une forte poussée de la prolifération mondiale.
Il semble donc que le rideau se soit levé sur le début d’une nouvelle course aux armements, profondément déstabilisée par l’arrivée d’un troisième participant et d’un ensemble de nouvelles technologies. Il n’y a que peu de doute sur la manière dont elle se déroulera et, si Dieu le veut, se terminera. Chaque pays dépensera des sommes considérables en réponse à leurs suppositions les plus pessimistes au sujet des autres. Le détournement des fonds destinés aux besoins nationaux et le fardeau croissant de la dette nationale les affaibliront tous. Cette situation perdurera jusqu’à ce que la peur, chez les dirigeants et peut-être dans l’opinion publique, pousse les esprits les plus avisés à se tourner vers la diplomatie et à entamer les étapes successives et fastidieuses vers un contrôle de l’armement par la négociation. Des sommes colossales seront ensuite dépensées pour démanteler ce qui a été construit. Des scénarios plus sombres sont évidemment nombreux, y compris des accidents, des erreurs de calcul ou même une guerre nucléaire « restreinte », déclenchée intentionnellement ou dans laquelle on aurait été entraîné en s’imaginant qu’elle ne dégénérerait pas en holocauste planétaire.
Ceux qui portent la responsabilité de protéger les États-Unis doivent évidemment envisager les pires hypothèses au sujet des ennemis. Toutefois, ils doivent également tenir compte des vérités que nous savons maintenant sur nous-mêmes. Durant les années 1960, lorsque les États-Unis se sont lancés dans une frénésie de construction d’armes nucléaires, ils n’avaient pas l’intention de détruire la planète, même s’ils ont acquis plus d’armes nucléaires qu’il n’en fallait pour le faire. Même aujourd’hui, avec tout ce qui est désormais connu publiquement sur cette période, il serait difficile de trouver une seule raison claire pour expliquer pourquoi les États-Unis ont créé un tel arsenal.
Bien qu’ils soient confrontés à de véritables menaces, les États-Unis demeurent incontestablement le plus fort des trois participants à ce concours coûteux, dangereux et, au bout du compte, futile. Ils ont d’ailleurs la possibilité de se pencher sur les façons d’y mettre un terme. Une fin à la guerre en Ukraine par la négociation contribuerait à éliminer les obstacles qui empêchent la collaboration avec la Russie. Le général Christopher Cavoli, commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en Europe, qui parle couramment le russe et a étudié ce pays, demande avec insistance à Washington de faire un effort concerté pour rétablir les voies de communication qui ont permis aux États-Unis et à l’Union soviétique de survivre à la guerre froide : « Nous savions comment communiquer verbalement et non verbalement nos intentions d’une manière qui rendait l’autre partie prévisible… C’était l’une des principales méthodes que nous utilisions pour… mettre en œuvre la dissuasion sans risque significatif… Nous savions comment nous envoyer mutuellement des signaux… De nos jours, tout cela a presque complètement disparu ».
Rose Gottemoeller, négociatrice étasunienne en chef de New Start et ancienne secrétaire générale adjointe de l’OTAN, estime que même si la Russie a violé le traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en déployant des missiles d’une portée plus longue que permise, une offre faite par Poutine en 2020 laisse entrevoir la possibilité, bien que faible, de négocier un nouvel accord sur ce type de missiles. La Chine pourrait également être intéressée. Poutine et Xi auraient discuté de moratoires simultanés sur les missiles FNI en Europe et en Asie.
Il faut également porter attention à l’opinion publique. Les principales mesures qui visaient à ralentir la première course aux armements ont d’abord été mises en œuvre sous la forte pression de l’opinion publique, qui a influencé les dirigeants et les législateurs. De nos jours, la crise climatique a remplacé la guerre nucléaire comme principale menace existentielle dans l’esprit du public, et les pourvoyeurs de fonds pour la recherche et l’analyse non gouvernementales ont fortement réorienté leurs ressources dans cette voie, et ce, alors même que les raisons de craindre une guerre nucléaire sont, en tout état de cause, plus grandes que par le passé.
Le Sénat pourrait également réexaminer le traité d’interdiction des essais. Les fonctionnaires de Washington riront de cette idée, car le Sénat n’a jamais manifesté la moindre volonté de reconsidérer son vote. Toutefois, après 32 ans sans essais, avec des moyens reconnus pour assurer la fiabilité des armes étasuniennes sans avoir recours aux essais et avec des stations de surveillance internationales en activité capables de détecter le moindre essai n’importe où sur la planète, il n’existe pas d’argument valable contre la ratification. De plus, 91 sénateurs [sur 100, NDT] n’ont pas pris part au vote original. Bien qu’elle n’aurait aucun effet sur la sécurité des États-Unis, la ratification entraînerait des effets retentissants partout dans le monde. Elle serait probablement suivie d’une ratification par les autres pays qui n’ont pas ratifié le traité, ce qui accroîtrait les efforts déployés à l’échelle mondiale pour contenir la prolifération et les risques nucléaires croissants.
La présente publication ne fait que des propositions. D’autres auront des opinions différentes. Le fait est que, même si les tensions géopolitiques avec la Russie et la Chine empêchent actuellement la tenue de négociations officielles sur le contrôle des armements, les États-Unis pourraient néanmoins prendre certaines mesures, sans risque pour la sécurité du pays, afin d’interrompre ou possiblement d’inverser la spirale descendante qui s’est enclenchée vers les profondeurs d’une nouvelle course aux armements nucléaires à part entière.