Washington tout feu tout flamme pour une nouvelle guerre froide. Une mauvaise vieille idée (traduction)

Washington tout feu tout flamme pour une nouvelle guerre froide. Une mauvaise vieille idée.

Par Katrina vanden Heuvel, The Washington Post, 9 août 2022,
Texte original en anglais [Traduction : Dominique Lemoine; révision : Échec à la guerre]

Tandis que la Chine a lancé des exercices militaires de tirs à balles réelles au large des côtes de Taïwan, simulant une véritable opération de « réunification par la force », après la visite sur l’île la semaine dernière de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, l’emprise sur Washington de la ferveur bipartite pour une nouvelle guerre froide avec la Chine et la Russie s’est renforcée.

« Les leaders des deux partis croient que les États-Unis ont un devoir et un intérêt… à faire reculer les adversaires de l’Amérique tant en Europe qu’en Asie », rapporte Josh Rogin, chroniqueur au Washington Post. Les États-Unis ont montré qu’ils pourraient s’attaquer à la Chine et à la Russie en même temps, ajoute-t-il. Le Sénat a voté à 95 contre 1 pour ajouter la Suède et la Finlande à l’OTAN. La Loi sur la prévention de l’invasion de Taïwan profite d’un appui bipartite. Et les politiciens des deux partis se sont précipités pour donner au Pentagone encore plus d’argent qu’il n’en avait demandé.

La guerre froide est la zone de confort de l’Amérique. Nous avons gagné la dernière. Nous sommes le bon camp. C’est la démocratie contre l’autoritarisme. Et nous avons la plus grande et la meilleure armée. Qui pourrait émettre une objection?

Mais des questions troublantes demeurent. Est-ce qu’une nouvelle guerre froide pour affronter la Russie et la Chine en même temps sert réellement la sécurité des Américains? Fait-elle avancer la « politique extérieure pour la classe moyenne » annoncée par le président Biden? Se peut-il que la plupart de nos concitoyen.ne.s aiment mieux que ce pays modère son enthousiasme envers les aventures à l’étranger et qu’il mette de l’ordre dans ses propres affaires?

La menace existentielle qui pèse en ce moment sur notre sécurité est plutôt les conditions météorologiques extrêmes causées par le changement climatique, qui coûtent déjà des vies et des milliards de dollars en destructions par incendies de forêt, inondations, épidémies et sécheresse. La variole du singe nous rappelle que les attaques les plus meurtrières sont provenues de pandémies mondiales. Engloutir de l’argent au Pentagone n’aide pas. Ne serait-il pas mieux que les voyages de John F. Kerry, envoyé spécial du président, reçoivent autant d’attention que la performance de Pelosi à Taïwan? S’occuper du changement climatique et des pandémies ne peut pas être fait sans la coopération de la Chine et de la Russie. Cependant, la Chine a officiellement mis fin aux discussions sur ces enjeux dans le sillage de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan.

L’équipe de politique extérieure de Biden s’est concentrée à aligner des bases et des alliés pour encercler et contenir la Russie et la Chine. Mais la guerre en Ukraine a révélé la faiblesse militaire de la Russie. Pendant ce temps, les sanctions ont coupé l’accès à des produits alimentaires, engrais et minéraux provenant de la Russie qui sont essentiels à travers le monde et elles pourraient contribuer à une récession mondiale.

La Chine est un réel « concurrent pour ses semblables », comme l’appelle le Pentagone. Mais sa force est son économie, pas son armée. Elle est le premier partenaire commercial pour des pays à travers le monde, de l’Amérique latine à l’Afrique et à l’Asie. Quand Pelosi s’est arrêtée en Corée du Sud après sa visite à Taïwan, le président sud-coréen ne l’a pas reçue. Le président Yoon Suk-yeol, avons-nous appris, était en « vacances près de chez lui », assistant à une pièce de théâtre. Cet affront de la part d’un allié loyal, qui abrite près de 30 000 soldats des États-Unis, est certainement un résultat du fait que la Chine est le premier partenaire commercial de la Corée du Sud. Les États-Unis auraient intérêt à se concentrer, comme le fait la Chine, sur le développement des nouvelles technologies qui définiront les marchés de l’avenir, plutôt que de dépenser plus de mille milliards de dollars sur des choses comme une nouvelle génération d’armes nucléaires qui ne pourront jamais être utilisées.

Les partisans ravivés de la guerre froide prétendent que le déploiement de forces des États-Unis autour de la Chine et de la Russie est défensif. Cependant, comme le fait remarquer Stephen Walt dans Foreign Policy, cela ne tient pas compte du « dilemme de la sécurité ». C’est-à-dire que ce qu’un pays considère comme étant des mesures innocentes pour accroître sa sécurité, un autre peut le comprendre comme étant une menace. Les administrations des États-Unis n’ont cessé de clamer le « droit » de l’Ukraine à joindre l’OTAN en tant que sécurité contre une menace posée par la Russie. La Russie a compris comme étant une menace pour elle la possible installation de forces de l’OTAN et de missiles des États-Unis en Ukraine. Le commentaire de Biden selon lequel Poutine « ne peut pas rester au pouvoir », répété par des politiciens des États-Unis, ainsi que l’histoire des États-Unis en matière de recours à des changements de régime à travers le monde, n’étaient pas vraiment rassurants.

Même si Washington accepte officiellement que Taïwan est une province de la Chine, les États-Unis arment l’île et déploient davantage de forces dans le Pacifique. Pelosi a décrit sa visite comme étant une « déclaration sans équivoque que l’Amérique se tient aux côtés de Taïwan, notre partenaire démocratique, alors qu’il se défend et qu’il défend sa liberté ». Pékin le comprend comme une attaque contre sa souveraineté nationale, une violation de notre position officielle, ainsi que comme une provocation conçue pour attiser des mouvements indépendantistes à Taïwan.

Les partisans de la guerre froide présument que la majeure partie du monde est de notre côté. Il est vrai que nos alliés de l’OTAN se sont ralliés contre la Russie après son invasion de l’Ukraine, mais les deux tiers de la population mondiale, selon The Economist, vivent dans des pays qui refusent de sanctionner la Russie. Une grande partie du monde en développement est sceptique ou pire au sujet des prétentions des États-Unis concernant la démocratie ou l’ordre basé sur des règles. Cela rend les sanctions moins efficaces. Par exemple, les achats de pétrole et de gaz russes par la Chine ont augmenté de 72 % depuis l’invasion de l’Ukraine. Cela révèle aussi la force croissante du « pouvoir de convaincre » de la Chine et la valeur en baisse de la force militaire des États-Unis.

Les grandes puissances déclinent en grande partie pour cause de faiblesse interne et d’échec à s’adapter à des nouvelles réalités. À une époque d’hostilité partisane dangereuse, le consentement bipartisan machinal à une nouvelle guerre froide présente un contraste percutant. Mais les vieilles habitudes ne répondent pas aux nouveaux défis. Ce n’est guère la façon de construire une démocratie américaine vivante.

Katrina vanden Heuvel est rédactrice en chef et éditrice du magazine The Nation. Elle écrit une chronique hebdomadaire pour The Washington Post.