Winston Churchill était un monstre (traduction)

Winston Churchill était un monstre

Par David Swanson, Pressenza, 28 janvier 2023
Texte original en anglais [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]

L’ouvrage de Tariq Ali, Churchill: His Times, His Crimes, est un excellent antidote contre la propagande bizarrement inexacte sur Winston Churchill qui est pourtant la norme. Mais pour apprécier ce livre, il faut aussi s’attendre à un panorama d’histoire populaire du 20e siècle et à divers sujets qui intéressent Tariq Ali, notamment une certaine vision du communisme et de la guerre (et un mépris pour l’action non violente exprimé par un auteur qui soutient les actions pour la paix), parce que l’essentiel du livre ne porte pas directement sur Winston Churchill. (Ceux qui voudraient des références à Churchill les trouveront plus aisément à l’aide de la fonction de recherche dans la version électronique du livre.)

Churchill était un partisan fier, impénitent et indéfectible du racisme, du colonialisme, du génocide, du militarisme, des armes chimiques, des armes nucléaires et de la cruauté en général – et le montrait avec une arrogance éhontée. C’était un adversaire virulent de la démocratie, de son usage et de son expansion, qu’il s’agisse du droit de vote des femmes ou d’autres questions. Il était détesté, souvent hué et conspué, parfois violemment attaqué, en Angleterre à son époque, mais aussi dans le reste du monde, pour ses charges droitistes contre les travailleurs, par exemple les mineurs en grève qu’il a voulu mater par le recours à l’armée, autant que pour son bellicisme.

Churchill, comme le documente Ali, a grandi dans l’amour de l’Empire britannique et jouera un rôle important dans son démantèlement. Il pensait que les vallées afghanes devaient être « purgées de la vermine pernicieuse qui les infeste » (c’est-à-dire les êtres humains). Il préconisait le recours aux armes chimiques contre les « races inférieures ». Ses subordonnés ont créé d’horribles camps de concentration au Kenya. Il détestait les Juifs et, dans les années 1920, il était difficile de distinguer ses propos de ceux d’Hitler ; mais il s’est ensuite ravisé estimant que les Juifs étaient suffisamment supérieurs aux Palestiniens pour que ces derniers n’aient pas plus de droits que des chiens errants. Il a contribué à la création de la famine du Bengale, sans le moindre souci pour la vie humaine. Il ne s’est pas privé d’utiliser la violence militaire contre les contestataires britanniques, et surtout irlandais, mais avec plus de retenue que contre les colonisés plus lointains.

Churchill a soigneusement orchestré la participation britannique à la Première Guerre mondiale, en repoussant diverses occasions d’éviter cette guerre ou d’y mettre fin. L’histoire de ces événements (aux pages 91-94, et 139 de l’ouvrage) est certainement peu connue, même si beaucoup admettent que la Première Guerre mondiale aurait pu être facilement évitée bien que son prolongement dans la Seconde Guerre n’aurait pu l’être (alors que Churchill affirmait le contraire). Churchill a été le principal responsable de la débâcle meurtrière de Gallipoli. C’est aussi lui qui a mené l’effort désastreux visant à étouffer dans l’œuf ce qu’il allait rapidement et dorénavant considérer comme son principal ennemi, l’Union soviétique, contre laquelle il voulait aussi utiliser des gaz toxiques, ce qu’il a effectivement fait. Churchill a participé au dépeçage du Moyen-Orient, créant nations et désastres dans la région, notamment en Irak.

Churchill était un apôtre du fascisme, grand fan de Mussolini, impressionné par Hitler, défenseur important de Franco même après la guerre, et partisan de l’utilisation des fascistes dans diverses parties du monde après la guerre. Il a aussi soutenu la montée du militarisme au Japon comme rempart contre l’Union soviétique. Mais une fois prise sa décision d’entrer dans la Seconde Guerre mondiale, il s’est employé à éviter la paix avec le même zèle que lors de la Première Guerre mondiale. (Inutile de dire que la plupart des Occidentaux pensent aujourd’hui qu’il avait raison dans ce dernier cas, que ce musicien d’une seule note avait enfin trouvé la symphonie historique dans laquelle on avait besoin de lui. Qu’il s’agisse là d’une erreur exigerait une discussion plus longue).

Churchill a attaqué et détruit la résistance au nazisme en Grèce et a cherché à faire de ce pays une colonie britannique, entraînant une guerre civile qui a fait quelque 600 000 morts. Churchill a applaudi le largage d’armes nucléaires sur le Japon, s’est opposé au démantèlement de l’Empire britannique à chaque tournant, a soutenu la destruction de la Corée du Nord et a été le principal artisan du coup d’État étasunien en Iran en 1953 dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui.

Tout cela est bien documenté par Ali et par d’autres pour l’essentiel, et la plupart de ces faits sont assez bien connus. Et pourtant Churchill nous est présenté par la machine d’infodivertissement, sur nos écrans d’ordinateur et de télévision, comme l’incarnation même de la défense de la démocratie et du bien.

Il y a même quelques autres faits qui, à ma surprise, ne figurent pas dans le livre d’Ali.

Churchill était un adepte convaincu de l’eugénisme et de la stérilisation. J’aurais aimé lire un chapitre à ce propos.

Il y a ensuite la question de l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale. Le Lusitania a été attaqué par l’Allemagne sans avertissement, pendant la Première Guerre mondiale, lit-on dans les manuels scolaires des États-Unis. Cependant, l’Allemagne avait littéralement fait paraître des avertissements dans les journaux de New York et dans d’autres journaux des États-Unis. Ces avertissements avaient paru juste à côté des publicités de navigation sur le Lusitania et étaient signés par l’ambassade d’Allemagne. Des articles de journaux avaient été écrits sur ces avertissements. La compagnie Cunard avait été interrogée sur ces avertissements. L’ancien capitaine du Lusitania avait déjà démissionné, apparemment en raison du stress lié au risque de naviguer sur des eaux publiquement déclarées zone de guerre par l’Allemagne. Et pendant ce temps, Winston Churchill écrivait au président de la Chambre de commerce de la Grande-Bretagne : « Il est très important d’attirer les navires neutres sur nos côtes dans l’espoir, surtout, de brouiller les États-Unis avec l’Allemagne. » C’est sous son commandement que les forces militaires ont omis de fournir au Lusitania la protection d’usage, alors que la Cunard avait déclaré compter sur cette protection. Au dire de l’Allemagne et d’autres observateurs, le Lusitania transportait des armes et des troupes pour aider les Britanniques dans la guerre contre l’Allemagne, ce qui était vrai. Si couler le Lusitania a été un acte horrible de meurtre de masse, il ne s’agissait pas pour autant d’une attaque surprise du mal contre la bonté pure, et c’est l’absence de la marine de Churchill des lieux où elle aurait dû se trouver qui l’a rendue possible.

Il y a aussi la question de l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Même si vous pensez qu’il s’agit de l’action la plus juste jamais entreprise par qui que ce soit, il est bon de savoir que cette décision s’est appuyée sur la création et l’utilisation concertées de documents falsifiés et de mensonges, par exemple, la fausse carte des plans nazis pour découper l’Amérique du Sud ou le faux plan nazi pour éradiquer la religion du monde. La carte, à tout le moins, était une création de la propagande britannique transmise à FDR [NDT : Franklin Delano Roosevelt, alors président des États-Unis]. Le 12 août 1941, Roosevelt rencontre secrètement Churchill à Terre-Neuve et rédige la Charte de l’Atlantique, qui définit les objectifs d’une guerre dans laquelle les États-Unis ne sont pas encore officiellement engagés. Churchill demande à Roosevelt d’entrer en guerre immédiatement, mais celui-ci refuse. Après cette rencontre secrète, le 18 août, Churchill réunit son cabinet au 10 Downing Street à Londres. Selon le procès-verbal, Churchill affirme alors: « Le président [étasunien] a dit qu’il ferait la guerre mais ne la déclarerait pas, et qu’il multiplierait les provocations. Si cela ne plaisait pas aux Allemands, ceux-ci pouvaient attaquer les forces étasuniennes. Tout devait être mis en œuvre pour provoquer un ‘incident’ susceptible de mener à la guerre » (cité par la députée Jeannette Rankin dans le Congressional Record du 7 décembre 1942). Les propagandistes britanniques voulaient également, depuis au moins 1938, utiliser le Japon pour faire entrer les États-Unis en guerre. Lors de la conférence de l’Atlantique, le 12 août 1941, Roosevelt assure à Churchill que les États-Unis exerceront une pression économique sur le Japon. De fait, dans la semaine qui suit, le Conseil de défense économique commence à appliquer des sanctions économiques. Le 3 septembre 1941, le département d’État des États-Unis demande au Japon d’accepter le principe de « non-perturbation du statu quo dans le Pacifique », c’est-à-dire de cesser de transformer les colonies européennes en colonies japonaises. En septembre 1941, la presse japonaise s’indigne que les États-Unis aient commencé à expédier du pétrole à la Russie en court-circuitant le Japon. Le Japon, disent ses journaux, meurt à petit feu de la « guerre économique ». En septembre 1941, Roosevelt annonce une politique de « tir à vue » contre tout navire allemand ou italien se trouvant en eaux étasuniennes.

Churchill avait soumis l’Allemagne à un blocus avant la Seconde Guerre mondiale dans le but explicite d’affamer la population – un acte dénoncé par le président des États-Unis Herbert Hoover. Un acte qui a aussi empêché l’Allemagne d’expulser qui sait combien de Juifs et d’autres victimes de ses camps de la mort ultérieurs, des réfugiés que Churchill a refusé d’évacuer en grand nombre et qu’il a internés lorsqu’ils sont arrivés en petit nombre.

Churchill a aussi contribué à normaliser le bombardement de cibles civiles. Le 16 mars 1940, les bombes allemandes tuent un civil britannique. Le 12 avril 1940, l’Allemagne reproche à la Grande-Bretagne d’avoir bombardé une ligne de chemin de fer dans le Schleswig-Holstein, loin de toute zone de guerre ; la Grande-Bretagne le nie. Le 22 avril 1940, la Grande-Bretagne bombarde Oslo, en Norvège. Le 25 avril 1940, la Grande-Bretagne bombarde la ville allemande de Heide. L’Allemagne menace de bombarder les civils britanniques si les bombardements britanniques sur les zones civiles se poursuivent. Le 10 mai 1940, l’Allemagne envahit la Belgique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas. Le 14 mai 1940, l’Allemagne bombarde des civils néerlandais à Rotterdam. Le 15 mai 1940 et les jours suivants, la Grande-Bretagne bombarde des civils allemands à Gelsenkirchen, Hambourg, Brême, Cologne, Essen, Duisbourg, Düsseldorf et Hanovre. Churchill déclare : « Nous devons nous attendre à ce que notre pays soit frappé en retour. » Toujours le 15 mai, Churchill ordonne la rafle et l’internement derrière des barbelés des « étrangers ennemis et des personnes suspectes », des réfugiés juifs récemment arrivés pour la plupart. Le 30 mai 1940, le cabinet britannique débat de l’opportunité de poursuivre la guerre ou de faire la paix, et opte pour continuer la guerre. Les bombardements de civils se multiplient alors et s’intensifient de façon spectaculaire après l’entrée en guerre des États-Unis. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont rasé des villes allemandes. Les États-Unis ont incendié des villes japonaises ; les habitants ont été « brûlés, bouillis et cuits à mort », dans les mots du général étasunien Curtis LeMay.

Il y a enfin la question des propositions de Churchill à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Immédiatement après la capitulation allemande, Winston Churchill propose d’utiliser les troupes nazies avec les troupes alliées pour attaquer l’Union soviétique, le pays qui venait de faire le gros du travail pour vaincre les nazis. Il ne s’agit pas d’une proposition improvisée. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont recherché et obtenu des capitulations partielles de la part des Allemands, ont gardé les troupes allemandes armées et prêtes au combat, et ont informé les commandants allemands des leçons tirées de leur échec contre les Russes. Une attaque rapide contre les Russes, telle est alors la stratégie préconisée par le général George Patton et par l’amiral Karl Donitz, remplaçant d’Hitler, sans oublier Allen Dulles et l’OSS [NDT : L’Office of Strategic Services, organisme de renseignements étasunien]. Dulles conclut une paix séparée avec l’Allemagne en Italie pour mettre les Russes à l’écart, commence aussitôt à saboter la démocratie en Europe, à soutenir d’anciens nazis en Allemagne et à les importer dans l’armée étasunienne pour concentrer les efforts sur la guerre contre la Russie. Lorsque les troupes étasuniennes et soviétiques se rencontrent pour la première fois en Allemagne, elles ne savent pas encore qu’elles sont en guerre l’une contre l’autre. Mais dans l’esprit de Winston Churchill, elles le sont déjà. Incapable de lancer une guerre chaude, Churchill, Truman et d’autres lancent une guerre froide.

Nul besoin de demander comment ce monstre est devenu un saint de l’Ordre basé sur des règles. On peut faire croire n’importe quoi à force de répétitions et d’omissions. La question qui s’impose, c’est « pourquoi ? ». Et je pense que la réponse est assez simple. Le mythe fondateur de tous les mythes de l’exceptionnalisme étasunien est la Seconde Guerre mondiale, symbole glorieux de l’héroïsme et de la vertu. Mais ce mythe pose problème pour les adhérents du Parti républicain qui répugnent à vénérer FDR ou Truman. D’où Churchill. On peut aimer Trump ou Biden ET CHURCHILL. L’être fictif de Churchill s’est construit à l’époque de la guerre des Malouines et de Thatcher et de Reagan. Son mythe a grandi pendant la guerre contre l’Irak amorcée en 2003. Et maintenant que la paix est un terme pratiquement imprononçable à Washington, ce mythe se perpétue, en risquant fort peu d’être écorché par les simples faits de l’histoire.

 

David Swanson est auteur, militant, journaliste et animateur radio. Il est directeur de WorldBeyondWar.org et coordinateur de campagne pour RootsAction.org. Swanson est notamment l’auteur de l’ouvrage War Is A Lie.