La politique canadienne à l’égard du Venezuela et d’Haïti révèle une hypocrisie ignorée par les médias
par Yves Engler, 19 février 2019
Texte original en anglais – [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]
Si les médias traditionnels voulaient sérieusement obliger le gouvernement canadien à rendre des comptes concernant ses décisions en matière de politique étrangère, ils pourraient facilement s’appuyer sur de nombreuses histoires soulignant l’hypocrisie de la réaction d’Ottawa face aux récents développements politiques en Haïti et au Venezuela.
Au lieu de cela, le silence. Ou pire, les encouragements.
Le Venezuela est une société profondément divisée. Près d’un quart des Vénézuélien-ne-s réclament la destitution du président par (presque) tous les moyens. La même proportion soutient Nicolas Maduro. La plus grande partie de la population oscille entre ces deux pôles, bien qu’elle privilégie généralement le président aux forces d’opposition qui approuvent les sanctions économiques et une éventuelle invasion.
On peut adresser de nombreuses critiques légitimes à l’égard de Maduro, y compris sur sa « bonne foi » électorale après le sabordage d’un référendum révocatoire présidentiel et l’usurpation, par l’Assemblée constituante, du pouvoir de l’Assemblée nationale dominée par l’opposition. Ajoutons cependant que la légitimité démocratique de nombreux acteurs de l’opposition est encore plus douteuse. Mais l’élection présidentielle de mai dernier démontre que Maduro et son parti, le PSUV, continuent de bénéficier d’un soutien considérable. Malgré le boycottage de l’opposition, le taux de participation a dépassé 40 %. De fait, Maduro a obtenu une plus forte proportion du vote global que celle recueillie par les dirigeants des États-Unis, du Canada et d’ailleurs. De plus, le Venezuela dispose d’un système électoral efficace et transparent — « le meilleur au monde » a déclaré Jimmy Carter en 2012 — et c’est le gouvernement qui a sollicité davantage d’observateurs électoraux internationaux.
Contrairement au Venezuela, Haïti n’est pas divisé. En gros, tout le monde veut que l’actuel « président » parte. Alors que les bidonvilles le crient haut et fort depuis des mois, des pans importants de l’establishment (Reginald Boulos, Youri Latortue, la Chambre de commerce, etc.) tournent maintenant le dos à Jovenel Moïse. Même si les sondages fiables sont limités, il est permis de penser que 9 Haïtien-ne-s sur 10 souhaitent le départ immédiat du président Moïse. Plusieurs sont fermement déterminés à cet égard, ce qui explique que les zones urbaines du pays sont en grande partie paralysées depuis le 7 février.
Afin d’étouffer les protestations, les forces gouvernementales et leurs alliés ont tué des dizaines de personnes au cours des derniers mois. Si l’on y ajoute le terrible massacre perpétré du 11 au 13 novembre dans le quartier La Saline de Port-au-Prince rapporté ici et celui rapporté ici, ce nombre dépasse largement la centaine.
Même avant les récentes protestations, la prétention du président à la légitimité était mince comme du papier de soie. Jovenel Moïse a accédé à ce poste en empêchant des gens de voter et en commettant des fraudes électorales. Le taux de participation n’a atteint que 18 %. Son prédécesseur et parrain, Michel Martelly, n’avait tenu des élections qu’après d’importantes manifestations. À l’époque, Martelly avait pris le pouvoir avec quelque 16 % des voix, l’élection ayant été largement boycottée. Après le premier tour, les représentants étatsuniens et canadiens avaient fait pression sur le Conseil électoral pour qu’au second tour, le candidat qui occupait la deuxième place, Jude Célestin, soit remplacé par Martelly.
Bien que les médias traditionnels en parlent très peu, les récentes manifestations en Haïti sont liées au Venezuela. Les manifestant-e-s revendiquent principalement une reddition de comptes concernant les milliards de dollars détournés de Petrocaribe, un programme pétrolier à prix réduit mis en place par le Venezuela, en 2006. Au cours de l’été, des manifestations ont forcé le premier ministre de l’équipe Moïse à démissionner alors qu’il essayait d’éliminer les subventions sur le carburant; et depuis, les appels au départ du président n’ont cessé de grandir. Pour ajouter à l’écœurement populaire à l’égard de Moïse, son gouvernement a cédé aux pressions du Canada et des États-Unis en votant contre le Venezuela à l’OEA, le mois dernier.
Quelle a donc été la réaction d’Ottawa aux manifestations populaires en Haïti? Y a-t-il eu une déclaration d’Affaires mondiales Canada appuyant la volonté du peuple? Le Canada a-t-il mis sur pied une coalition régionale pour écarter le président? Le premier ministre du Canada a-t-il téléphoné à d’autres dirigeants internationaux pour leur demander de se joindre à lui en vue d’écarter le président d’Haïti? Ces pays ont-ils fait une annonce d’aide majeure visant à provoquer un changement de régime? Ont-ils demandé à la Cour pénale internationale d’enquêter sur le gouvernement haïtien? Justin Trudeau a-t-il qualifié le président haïtien de « dictateur brutal » ?
En fait, c’est exactement le contraire de ce qui se passe au Venezuela. Si le président haïtien est encore en poste, c’est seulement en raison du soutien du soi-disant « Core Group » des « Amis d’Haïti ». Ce noyau dur est composé des ambassadeurs du Canada, de France, du Brésil, d’Allemagne et des É-U, ainsi que de représentants de l’Espagne, de l’UE et de l’OEA. Le « Core Group » a publié la semaine dernière une déclaration « saluant le professionnalisme dont a fait preuve la Police Nationale d’Haïti dans son ensemble ». La déclaration teintée de condescendance réitère « le constat que dans une démocratie, le changement doit se faire par les urnes, et non par la violence ». Précédemment, la réaction du « Core Group » aux manifestations populaires fut d’appuyer encore plus vigoureusement ce gouvernement impopulaire.
Comme je l’ai expliqué en détail, il y a 10 semaines, dans un article intitulé « Le Canada appuie le gouvernement haïtien, même lorsque la police tue des manifestants », Ottawa a fourni d’innombrables manifestations de soutien au gouvernement impopulaire de Moïse. Depuis, Justin Trudeau a eu une « rencontre très productive » avec le Premier ministre haïtien Jean Henry Céant. De son côté, la ministre du Développement international, Marie-Claude Bibeau, a déclaré vouloir « venir en aide » au gouvernement haïtien, et Affaires mondiales Canada a publié un communiqué déclarant que « les actes de violence de nature politique n’ont pas leur place dans le processus démocratique ». Le gouvernement Trudeau a fourni diverses formes de soutien à la police répressive qui maintient Moïse en place. Depuis que les libéraux de Paul Martin ont joué un rôle important dans l’éviction violente du gouvernement de Jean-Bertrand Aristide en 2004, le Canada a financé, formé et supervisé la Police nationale haïtienne. Tout comme cela s’était passé la nuit où Aristide a été expulsé du pays par les Marines étatsuniens, des troupes canadiennes ont récemment été photographiées en train de patrouiller l’aéroport de Port-au-Prince.
À l’instar d’Ottawa, les médias traditionnels ont minimisé l’ampleur des récentes manifestations et de la répression en Haïti. Il y a eu peu de reportages (ou pas du tout?) concernant des manifestants risquant leur vie au nom de la liberté et du bien commun. Les médias ont plutôt mis l’accent sur les difficultés rencontrées par un petit nombre de touristes, de missionnaires et de travailleurs humanitaires canadiens. Alors que ce pays de 12 millions d’habitants, depuis longtemps appauvri, vit une situation politique critique, les médias racistes/nationalistes du Canada couvrent fébrilement la situation « désespérée » de Canucks coincés dans un complexe touristique tout compris!
L’incroyable hypocrisie de la réaction d’Ottawa aux récents développements politiques en Haïti et au Venezuela est une honte. Comment se fait-il qu’aucun grand média n’ose faire la lumière sur cette politique de deux poids, deux mesures?