Document de travail sur les aspects juridiques du désarmement nucléaire
Présenté au Groupe de travail du Collectif Échec à la guerre
Par Rémi Bachand
Février 2021
Ce texte est également téléchargeable (21 pages) en format PDF.
Ce texte accompagne la publication du fascicule « Les armes nucléaires : péril pour l’humanité » du Collectif Échec à la guerre
Table des matières
1) Le droit conventionnel (les traités)
1.1) Les traités de non-prolifération et de désarmement nucléaires
1.2) Les traités de contrôle des missiles et des systèmes d’armement et de défense
Introduction
Ce document de travail constitue une brève introduction aux différents aspects juridiques relevant du droit international du désarmement nucléaire. Il est divisé en deux parties. La première traitera des principaux traités de droit international encadrant la non-prolifération et le désarmement nucléaires ainsi que le contrôle des armes nucléaires et des systèmes de défense contre de telles armes; puis la seconde résumera les décisions et avis rendus par la Cour internationale de justice sur ces sujets.
Il est important de noter que le présent document, dont l’objectif est militant et informatif, mais nullement académique, ne prétend pas à l’exhaustivité, loin de là. Premièrement, un tour d’horizon complet des règles portant sur le sujet aurait exigé que l’on parle aussi du droit coutumier[1]. Pourtant, et même si certains auteurs estiment que de telles règles portant sur le sujet qui nous intéresse existent[2], nous avons estimé – avis possiblement contestable – que ces règles n’ont pas suffisamment d’importance pour rendre nécessaire leur analyse dans un tel document. Nous devons aussi admettre que la rédaction de ce document n’est pas fondée sur une lecture exhaustive de la littérature portant sur ce sujet. Enfin, son objectif étant d’abord et avant tout de mettre en exergue le droit positif portant sur le sujet, le document est davantage descriptif qu’analytique ou critique.
1) Le droit conventionnel (les traités)
Parmi les traités ayant comme effet ou comme objectif de contraindre d’une façon ou d’une autre les États dans leur usage de l’arme nucléaire, il nous est apparu important de distinguer ceux dont l’objectif premier est la non-prolifération et le désarmement nucléaire (donc, portant sur le traitement de l’énergie nucléaire et le contrôle de l’arme nucléaire à proprement parler) de ceux dont l’objet premier est plutôt de contrôler les systèmes d’armement et les missiles utilisés pour lancer les attaques nucléaires, ainsi que les systèmes de défense pour se protéger contre de telles attaques. C’est en fonction d’une telle nomenclature que cette section est subdivisée. Rajoutons à la mise en garde faite en introduction concernant la non-exhaustivité du document en soulignant que nous n’avons traité que des principaux instruments juridiques portant sur le sujet et que certains accords, bien que moins importants que ceux qui ont été retenus, existent et devraient être considérés dans un document de plus grande ampleur.
1.1) Les traités de non-prolifération et de désarmement nucléaires.
Le Traité de l’Antarctique : Signé par 12 États[3] en 1959, il est entré en vigueur le 23 juin 1961. Depuis, plusieurs États y ont adhéré et le Traité compte aujourd’hui 54 États Parties, dont le Canada pour qui le Traité est entré en vigueur le 4 mai 1988.
Cherchant à s’assurer que l’Antarctique « soit à jamais réservée aux seules activités pacifiques et ne devienne ni le théâtre ni l’enjeu de différends internationaux »[4], le Traité prévoit que « [s]eules les activités pacifiques sont autorisées dans l’Antarctique » et interdit, « entre autres, toutes mesures de caractère militaire telles que l’établissement de bases, la construction de fortifications, les manœuvres, ainsi que les essais d’armes de toutes sortes »[5]. Cette interdiction générale des activités militaires est précisée un peu plus loin pour ce qui concerne le nucléaire : « Toute explosion nucléaire dans l’Antarctique est interdite, ainsi que l’élimination dans cette région de déchets radioactifs »[6].
Le Traité interdisant les essais d’armes nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace extra-atmosphérique et sous l’eau (ou Traité pour l’interdiction partielle des essais nucléaires). C’est en réaction à la crise des missiles à Cuba que les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne ont signé ce traité le 5 août 1963. Le Traité est entré en vigueur le 10 octobre de la même année.
Le préambule fait état de l’objectif que se prêtaient les Parties, à savoir : « la conclusion, dans les délais les plus rapides, d’un accord de désarmement général et complet sous un contrôle international strict, conformément aux buts des Nations Unies, accord qui mettrait fin à la course aux armements et ferait cesser toute incitation à la production et aux essais d’armes de tous genres, y compris les armes nucléaires ». Ses États Parties prétendaient aussi chercher « à assurer l’arrêt de toutes les explosions expérimentales d’armes nucléaires à tout jamais, [être] déterminés à poursuivre les négociations à cette fin et désireux de mettre un terme à la contamination du milieu ambiant de l’homme par des substances radioactives »[7].
Ses obligations tiennent en un seul article, l’article premier, qui se lit comme suit :
Chacune des Parties au présent Traité s’engage à interdire, à empêcher et à s’abstenir d’effectuer toute explosion expérimentale d’armes nucléaires, ou toute autre explosion, en tout lieu relevant de sa juridiction ou de son contrôle […][8].
incluant explicitement l’atmosphère, l’espace extra-atmosphérique, sous l’eau (incluant les eaux territoriales et la haute mer)[9] et « [d]ans tout autre milieu, si une telle explosion provoque la chute de déchets radioactifs en dehors des limites territoriales de l’État sous la juridiction duquel a été effectuée l’explosion »[10]. Sont donc exclus des prohibitions prévues par ce Traité les explosions souterraines (pour lesquelles elles souhaitent qu’un accord soit conclu) et les autres essais sur leur propre territoire.
Le Traité ne prévoit aucun mécanisme de surveillance. Il a une durée illimitée, mais les Parties peuvent s’en retirer si des « événements extraordinaires » compromettent leur intérêt supérieur[11]. Plus de 120 États sont maintenant Parties au Traité, dont le Canada qui l’a ratifié le 28 janvier 1964, et près d’une dizaine d’autres en sont aussi signataires[12].
Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes (ou Traité de l’espace).
Le Traité de l’espace, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1966[13], a été ouvert pour signature en janvier 1967 et est entré en vigueur le 10 octobre de la même année. Un peu plus de 100 États (dont le Canada) en sont aujourd’hui Parties et un peu plus d’une vingtaine d’autres en sont signataires. Ses principaux objectifs, tels que présentés dans son préambule, sont d’encadrer l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique à des fins scientifiques et de s’assurer que ces activités se fassent de manière pacifique. Plus particulièrement, le Traité précise que les activités relatives à l’exploration et l’exploitation de l’espace extra-atmosphérique « doivent s’effectuer conformément au droit international, y compris la Charte des Nations Unies, en vue de maintenir la paix et la sécurité internationales »[14].
Concernant les activités militaires, il demande aux États de s’engager à « ne mettre sur orbite autour de la Terre aucun objet porteur d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive, à ne pas installer de telles armes sur des corps célestes et à ne pas placer de telles armes, de toute autre manière, dans l’espace extra-atmosphérique »[15]. Le second paragraphe de l’article IV cible plus particulièrement la Lune, précisant que son usage doit être exclusivement pacifique, même si l’utilisation de personnel militaire à des fins scientifiques n’est pas interdite.
Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (ou TNP) : Conclu le premier juillet 1968 et entré en vigueur le 5 mars 1970, il est considéré par certains comme étant la « pierre angulaire » du régime de non-prolifération nucléaire[16].
Le préambule donne le ton en annonçant le double souhait de favoriser le développement des utilisations de l’énergie atomique à des fins pacifiques et de contrôler, puis ultimement d’éliminer l’arme nucléaire.
Ses premières obligations concernent la non-prolifération de l’arme nucléaire et sont distinctes selon les États Parties qui sont séparés en deux groupes, à savoir les « États dotés d’armes nucléaires » (ci-après : les « États nucléaires »), que l’on définit comme étant « un État qui a fabriqué et a fait exploser une arme nucléaire ou un autre dispositif nucléaire explosif avant le 1er janvier 1967 »[17], et, évidemment, les États non dotés d’armes nucléaires (ci-après : « États non-nucléaires »).
Les articles I et II introduisent les deux obligations les plus importantes du régime de non-prolifération. Concernant les États nucléaires tout d’abord, l’article I stipule que :
Tout État doté d’armes nucléaires qui est Partie au Traité s’engage à ne transférer à qui que ce soit, ni directement ni indirectement, des armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs, ou le contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs; et à n’aider, n’encourager ni inciter d’aucune façon un État non doté d’armes nucléaires, quel qu’il soit, à fabriquer ou acquérir de quelque autre manière des armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs, ou le contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs[18].
En d’autres termes, nul État nucléaire ne peut, directement ou indirectement, être à l’origine de la diffusion de l’arme nucléaire à un État non-nucléaire. Notons toutefois que le Traité n’empêche pas le déploiement d’armes nucléaires sur le territoire d’alliés, ni n’impose de limite à la quantité d’armes que les États-nucléaires peuvent posséder.
Aux États non-nucléaires maintenant, l’article II impose l’obligation suivante :
Tout État non doté d’armes nucléaires qui est Partie au Traité s’engage à n’accepter de qui que ce soit, ni directement ni indirectement, le transfert d’armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires ou du contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs; à ne fabriquer ni acquérir de quelque autre manière des armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs; et à ne rechercher ni recevoir une aide quelconque pour la fabrication d’armes nucléaires ou d’autres dispositifs nucléaires explosifs[19].
L’article III demande ensuite aux États non-nucléaires de conclure un accord avec l’Agence internationale de l’énergie atomique afin d’établir des garanties assurant que l’énergie nucléaire soit utilisée, le cas échéant, à des fins pacifiques. Par cet accord, ledit État doit aussi permettre à l’Agence de venir vérifier le respect de ces garanties afin « d’empêcher que l’énergie nucléaire ne soit détournée de ses utilisations pacifiques vers des armes nucléaires ou d’autres dispositifs explosifs nucléaires »[20].
Le Traité prévoit aussi une obligation qui a été au centre d’une affaire récemment conclue par la Cour internationale de justice comme nous le verrons un peu plus loin. L’article VI stipule en effet que :
Chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace[21].
Si l’on fait un résumé des différentes obligations, le TNP permet aux États nucléaires de garder, voire d’augmenter quantitativement et qualitativement leurs armes nucléaires, mais leur demande de ne pas propager celles-ci, et de s’engager à négocier « de bonne foi » la fin de la course aux armements. Il promeut en revanche la diffusion de l’énergie atomique à des fins pacifiques, tout en mandatant l’Agence internationale de l’énergie atomique d’encadrer une telle diffusion.
Il y a actuellement 190 États qui sont Parties au TNP. Parmi eux figure notamment l’Iran, dont le programme nucléaire fait actuellement énormément parler de lui. Par contre, certains États dont les programmes d’armement nucléaire sont bien connus font partie de ceux qui n’ont jamais accepté d’y adhérer. Parmi eux figurent Israël, l’Inde et le Pakistan. De plus, la Corée du Nord s’en est retirée en 2003.
Le Traité prévoyait au départ qu’une conférence serait convoquée vingt-cinq ans après son entrée en vigueur « en vue de décider [s’il] demeurera en vigueur pour une durée indéfinie, ou sera prorogé pour une ou plusieurs périodes supplémentaires d’une durée déterminée »[22]. Une telle conférence s’est donc tenue en 1995 et a convenu de la prorogation indéfinie du Traité[23].
Traité de désarmement sur le fond des mers et des océans : Conclu et ouvert pour signature le 11 février 1971, il est entré en vigueur le 18 mai 1972. Son objectif, tel que présenté dans le préambule, était d’éviter que survienne une course aux armements nucléaires sur le fond des mers et des océans, une telle course étant néfaste à la « paix mondiale »[24]. Ses obligations concernent le fonds des mers et des océans qui se situent, pour résumer, à l’extérieur d’une zone de douze milles marins calculée à partir de la côte de l’État Partie[25]. Dans cette zone, les États s’engagent à ne pas installer d’arme nucléaire, d’autre arme de destruction massive, de site de construction, ou d’installation de lancement ou de stockage de telles armes[26].
Le Traité prévoit un système de surveillance par les pairs. En effet, l’article III prévoit que les États Parties peuvent vérifier les activités des autres États qui pourraient contrevenir au Traité[27]. Dans le cas où surviendraient des doutes raisonnables que certaines de ces activités contreviennent aux obligations du Traité, des consultations peuvent avoir lieu entre les États concernés[28]. En cas d’échec de ces consultations, un État peut saisir le Conseil de sécurité[29], ce qui, de facto, met à l’abri les membres permanents de celui-ci qui, ironiquement, sont ceux qui sont le plus à même de s’engager dans des activités contraires à la lettre et à l’esprit du Traité.
Dans un esprit similaire à ce qui est prévu dans le TNP, le Traité demande aux États Parties de « poursuivre des négociations de bonne foi sur de nouvelles mesures en matière de désarmement afin de prévenir une course aux armements sur le fond des mers et des océans ainsi que dans leur sous-sol »[30].
Il y a un peu plus de 90 États qui sont Parties au Traité (dont le Canada depuis l’entrée en vigueur du Traité) et une vingtaine qui en sont signataires.
Traité d’interdiction complète des essais nucléaires : C’est estimant que « la cessation de toutes les explosions d’arme nucléaire et de toutes autres explosions nucléaires, en freinant le développement et l’amélioration qualitative des armes nucléaires et en mettant fin au développement de nouveaux types d’arme nucléaire, encore plus évolués, concourra efficacement au désarmement nucléaire et à la non-prolifération sous tous ses aspects »[31] que cet accord fut conclu et ouvert pour signature et ratification le 10 septembre 1996. Essentiellement, ce Traité demande aux Parties de ne pas effectuer d’explosion d’armes nucléaires, d’empêcher de telles explosions sur les territoires placés sous leur juridiction, et de s’abstenir de provoquer ou d’encourager l’exécution de telles activités[32]. Il prévoit également la création d’une organisation (l’Organisation du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires) chargée d’assurer l’application du Traité[33], et établit un système de vérification du respect des obligations[34].
Le Traité contient une disposition particulièrement exigeante concernant son entrée en vigueur. Son article XIV, paragraphe 1, se lit en effet comme suit : « Le présent Traité entre en vigueur le cent quatre-vingtième jour qui suit la date de dépôt des instruments de ratification de tous les États indiqués à l’Annexe 2 du Traité […] »[35]. Cette Annexe contient une liste de 44 États (dont le Canada) dont certains n’ont ni ratifié, ni même signé le Traité. On dénombre, dans cette liste, la Corée du Nord, l’Inde et le Pakistan. D’autres États de cette liste, tout en l’ayant signé, ne l’ont toujours pas ratifié. Parmi eux, on retrouve la Chine, l’Égypte, l’Iran et les États-Unis[36]. Le refus de ces États de ratifier le Traité fait donc en sorte que celui-ci n’est toujours pas en vigueur, cela malgré le fait que 168 l’ont ratifié au moment d’écrire ce document.
Traité sur l’interdiction des armes nucléaires : C’est suite à une intense campagne menée par l’« Initiative humanitaire », un regroupement créé en 2010 et formé de gouvernements, d’ONG, d’agences des Nations Unies, etc., que fut conclu ce Traité, ouvert pour signature le 20 septembre 2017[37]. Une fois de plus, le préambule met bien en exergue les préoccupations de ses rédacteurs et promoteurs. Les États Parties s’y disent « préoccupés par les conséquences catastrophiques sur le plan humanitaire qu’aurait tout recours aux armes nucléaires » ainsi que par « la lenteur du désarmement nucléaire », considèrent que tout emploi d’armes nucléaires serait à la fois « contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés »[38] et « inacceptable au regard des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique »[39] et rappellent l’ « obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects »[40], obligation se trouvant aussi, on l’a vu, dans le TNP.
Les principales obligations de ce Traité visent, évidemment, l’abolition de l’arme nucléaire. Les États s’y engagent notamment à ne jamais « [m]ettre au point, mettre à l’essai, produire, fabriquer, acquérir de quelque autre manière, posséder ou stocker des armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires »[41]. Il leur est aussi demandé de ni transférer, ni accepter de telles armes[42]. Enfin, le Traité demande à ceux qui sont propriétaires d’armes nucléaires de les retirer et de les détruire dans les meilleurs délais ou au plus tard à une date fixée par les États Parties lors de leur première réunion[43].
Le Traité est entré en vigueur « 90 jours après le dépôt du cinquantième instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion »[44], soit le 22 janvier 2021. Au moment d’écrire ce document (février 2021), 54 États ont déposé de tels documents alors que 86 au total l’ont signé (le Canada ne l’a ni signé, ni ratifié, pas plus – sans surprise – que l’un quelconque des États possédant l’arme nucléaire).
Les traités régionaux : En plus de ces différentes initiatives, on doit noter que cinq traités visant la dénucléarisation régionale sont actuellement en vigueur. Il s’agit du Traité de Tlatelolco (1967, visant l’Amérique latine et la Caraïbe), le Traité de Rarotonga (1985 : la région du sud du Pacifique), le Traité de Bangkok (1995 : Asie du Sud-est), le Traité de Pelindaba (1996 : Afrique) et le Traité de Semipalatinsk (2006 : Asie centrale)[45].
1.2) Les traités de contrôle des missiles et des systèmes d’armement et de défense.
Traité sur la limitation des systèmes antimissiles-balistiques : Signé par les États-Unis et l’URSS le 26 mai 1972, il est entré en vigueur le 3 octobre 1972, puis amendé par un Protocole conclu le 3 juillet 1974 et lui-même entré en vigueur le 24 mai 1976. Le Traité avait comme principal objectif de limiter les systèmes antimissiles balistiques (systèmes ABM), limitation qu’on estimait être « un facteur important dans la limitation de la course aux armes stratégiques offensives » et pouvant conduire « à une diminution du risque d’une guerre dans laquelle des armes nucléaires seraient utilisées »[46]. Dans sa version originale, il permettait à chacune des deux Parties de ne pas mettre en service plus de deux systèmes ABM, c’est-à-dire un autour de la capitale du pays, et un autre autour d’un site de lancement de missiles intercontinentaux. Le nombre de missiles intercepteurs ABM et de radars pour chaque site était limité[47]. Il interdisait aussi la construction ou le déploiement de tels systèmes sur la mer, dans l’air, dans l’espace ou sur des plateformes terrestres mobiles[48]. Réalisant les coûts gigantesques de ces sites, les deux Parties sont convenues d’un Protocole à peine deux ans après son entrée en vigueur, Protocole qui réduisait le droit de mettre en service à l’un seul des deux sites mentionnés à l’article III du Traité[49]. Si la Russie a gardé le site autour de Moscou en fonction, les États-Unis ont préféré garder celui situé autour de leur site de lancement des missiles, dans le Dakota du Nord.
Se prévalant de l ’article XV (2) du Traité permettant à l’une des Parties de s’en retirer si « des événements extraordinaires ayant trait à l’objet de ce traité ont compromis ses intérêts supérieurs »[50], et estimant que des armes nucléaires, biologiques ou chimiques pouvaient se retrouver dans les mains d’États « irresponsables », les États-Unis ont décidé de se retirer du Traité le 13 décembre 2001[51], c’est-à-dire trois mois à peine après les événements du 11 septembre. Tel que le prévoyait ledit article, ce retrait est devenu effectif six mois plus tard. Le Traité n’est donc plus en vigueur.
Accord intérimaire relatif à certaines mesures concernant la limitation des armes offensives stratégiques (ou SALT 1) : Signé par les États-Unis et l’URSS le 26 mai 1972 (c’est-à-dire au même moment que le traité précédent) et entré en vigueur le 3 octobre de la même année, cet Accord se donnait comme objectif d’arrêter la progression du nombre de certaines armes offensives stratégiques, et en particulier les lanceurs de missiles balistiques intercontinentaux. Il se présente donc comme le pendant « offensif » du Traité sur la limitation des systèmes antimissiles-balistiques qui traitait des systèmes de défense[52]. Cet Accord demandait aux deux États de ne pas « entreprendre la construction » de nouveaux lanceurs de tels missiles[53], apportait des contraintes à la modernisation des anciens lanceurs de missiles[54] et interdisait l’augmentation du nombre de lanceurs de missiles installés sur des sous-marins[55]. Il était prévu que l’Accord reste en vigueur pour une période de cinq ans seulement, « à moins qu’il ne soit remplacé auparavant par un accord prévoyant des mesures plus complètes de limitation des armes offensives stratégiques »[56]. Il était en effet convenu que de nouvelles négociations se tiennent sur le sujet, négociations qui ont mené à la conclusion de l’Accord dit SALT II.
Traité sur la limitation des armes offensives stratégiques (ou SALT II) : Les négociations prévues dans l’Accord SALT I ont permis de convenir d’un nouvel accord, le Traité SALT II, qui fut signé par les États-Unis et la Russie le 18 juin 1979. Comme son prédécesseur, ce Traité prévoyait des limites à différents types d’armes stratégiques offensives. Différents événements politiques, survenus au cours des mois suivant sa signature (notamment, mais non exclusivement l’invasion soviétique de l’Afghanistan), ont toutefois fait en sorte que la décision fut prise, à Washington, de ne pas ratifier ledit accord, de sorte qu’il n’est jamais entré en vigueur.
Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire : Signé le 8 décembre 1987 entre les États-Unis et l’URSS, il est entré en vigueur le premier juin 1988. Cherchant à renforcer la « stabilité stratégique » et guidée par l’article VI du TNP, ce Traité demandait aux deux Parties d’éliminer ses missiles à courte portée ou à portée intermédiaire (c’est-à-dire dont la portée se situe entre 500 et 5500 kilomètres) ainsi que les installations pour lancer de tels missiles[57]. Cette élimination devait se faire selon un calendrier établi.
La Russie, État successeur à l’URSS, a fait l’objet de plusieurs allégations de violations de ce traité de la part des États-Unis depuis 2014 au moins. Il faut dire qu’aussi tôt qu’en 2007, le Président Poutine avait laissé savoir qu’à son avis, le Traité ne servait plus les intérêts de son pays. Quoi qu’il en soit, en octobre 2018, les États-Unis ont dénoncé le Traité[58] qui n’est donc plus en vigueur depuis le mois d’août 2019.
Traité de réduction des armes stratégiques (ou START 1) : Les traités START sont des traités bilatéraux entre les États-Unis et l’URSS, puis la Russie (auxquelles se sont subséquemment rajoutées d’anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes, à savoir le Kazakhstan, le Bélarusse et l’Ukraine) à partir du début des années 1990. Le START I a été signé le 31 juillet 1991 et est entré en vigueur le 5 décembre 1994 et prévoyait une réduction (et non plus une simple limitation, comme c’était le cas avec les SALT) importante des différents types d’armes nucléaires offensives (notamment missiles intercontinentaux et dits « mer-sol », les bombardiers pouvant transportant des missiles et les têtes nucléaires[59]), ce qui a en effet entraîné une baisse du nombre de celles-ci. Ce Traité avait une durée de quinze ans[60] et serait donc normalement venu à échéance le 5 décembre 2009. Les deux États ont toutefois convenu de continuer à en respecter les obligations jusqu’à ce qu’un nouvel accord soit convenu, ce qui est arrivé avec le Nouveau START.
Traité de réduction des armes stratégiques (ou START II) : Le START II, signé le 3 janvier 1993, avait aussi comme objectif de réduire les armements nucléaires stratégiques selon des limites imposées pour chaque type d’armements. Sa particularité était d’éliminer totalement les mirvages (de l’anglais MIRV pour multiple independently targetable reentry vehicule) qui sont des missiles pouvant être équipés de plusieurs têtes (notamment nucléaires) pouvant être séparées afin de poursuivre des cibles distinctes à un moment précis de leur trajectoire[61]. L’article VI du Traité prévoyait que celui-ci entrerait en vigueur le jour de l’échange, par les Parties, des instruments de ratification[62]. Fait assez rare en droit international, bien que les deux États aient ratifié ledit traité, ils n’ont jamais échangé ses instruments de ratification, ce qui fait qu’il n’est jamais entré en vigueur. Il a finalement été dénoncé par la Russie en 2002[63].
Traité de réduction des armes stratégiques offensives (ou SORT) : Le Traité SORT[64] est signé le 24 mai 2002 et entré en vigueur le 3 juin 2003. Les États-Unis et la Russie s’y engagent à réduire le nombre de têtes nucléaires déployées sur des lanceurs stratégiques entre 1 700 et 2 200 avant le 31 décembre 2012. SORT fait suite au refus de la Russie de ratifier le traité START II en raison du retrait des États-Unis du traité ABM en décembre 2001. Il a été remplacé, avant sa date d’expiration du 31 décembre 2012, par le Traité New START.
Traité de réduction des armes stratégiques (ou Nouveau START) : Afin de poursuivre la réduction commencée notamment dans le START, le Nouveau START a été signé le 8 avril 2010 pour une entrée en vigueur le 26 janvier 2011. Reprenant en partie la forme de son prédécesseur, il contient des obligations de réductions pour différents types d’armements dont les maximums sont énumérés[65]. Il est prévu qu’il demeure en vigueur pour une durée de dix ans, à moins qu’il ne soit remplacé par un accord subséquent d’ici là. Il est également prévu qu’il puisse être prolongé pour une période d’au plus cinq ans sur entente des deux Parties[66], ce qui fut fait en février 2021. Les Parties peuvent également le dénoncer si des événements extraordinaires reliés au contenu du Traité se produisent. Dans un tel cas, le Traité prendrait fin trois mois après ladite dénonciation[67].
2) Les avis et décisions de la Cour internationale de justice sur la question de l’armement nucléaire.
La Cour internationale de justice, « organe judiciaire principal des Nations Unies »[68], a été sollicitée quatre fois (deux fois pour rendre des décisions, et deux autres fois pour rendre des avis consultatifs non contraignants) sur le sujet de l’arme nucléaire. Cette section va analyser les deux décisions, et l’un des deux avis (la Cour s’étant déclarée incompétente pour des raisons techniques dans le cas du second avis, il serait impertinent d’en faire l’analyse ici).
Affaire des essais nucléaires (Australie c. France; Nouvelle-Zélande c. France) : En 1973, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont transmis à la Cour une requête introductive d’instance contre la France au sujet des essais nucléaires qu’effectuait ce dernier pays dans l’Océan Pacifique. Bien que formulant leurs demandes différemment, l’Australie et la Nouvelle-Zélande demandaient à la Cour de dire et juger que les essais d’armes nucléaires effectués par la France étaient contraires au droit international et de lui ordonner de cesser ces essais.
Au centre de l’affaire se posait la question de l’obligation juridique que la France aurait supposément violée en effectuant de tels essais. Pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, c’est par différentes déclarations faites unilatéralement par différents dirigeants que la France s’est juridiquement engagée à faire cesser les essais. Prenant parti des deux parties demanderesses, la Cour a en effet confirmé que de telles déclarations peuvent créer des obligations au regard du droit international. L’importance de la prise de position de la Cour mérite qu’on cite de longs passages de la décision.
Il est reconnu que des déclarations revêtant la forme d’actes unilatéraux et concernant des situations de droit ou de fait peuvent avoir pour effet de créer des obligations juridiques. Des déclarations de cette nature peuvent avoir et ont souvent un objet très précis. Quand l’État auteur de la déclaration entend être lié conformément à ses termes, cette intention confère à sa prise de position le caractère d’un engagement juridique, l’État intéressé étant désormais tenu en droit de suivre une ligne de conduite conforme à sa déclaration. Un engagement de cette nature, exprimé publiquement et dans l’intention de se lier, même hors du cadre de négociations internationales, a un effet obligatoire. Dans ces conditions, aucune contrepartie n’est nécessaire pour que la déclaration prenne effet, non plus qu’une acceptation ultérieure ni même une réplique ou une réaction d’autres États, car cela serait incompatible avec la nature strictement unilatérale de l’acte juridique par lequel l’État s’est prononcé.
[…]
Pour ce qui est de la forme, il convient de noter que ce n’est pas là un domaine dans lequel le droit international impose des règles strictes ou spéciales. Qu’une déclaration soit verbale ou écrite, cela n’entraîne aucune différence essentielle, car de tels énoncés faits dans des circonstances particulières peuvent constituer des engagements en droit international sans avoir nécessairement à être consignés par écrit.
[…]
L’un des principes de base qui président à la création et à l’exécution d’obligations juridiques, quelle qu’en soit la source, est celui de la bonne foi. La confiance réciproque est une condition inhérente de la coopération internationale, surtout à une époque où, dans bien des domaines, cette coopération est de plus en plus indispensable. Tout comme la règle du droit des traités pacta sunt servanda elle-même, le caractère obligatoire d’un engagement international assumé par déclaration unilatérale repose sur la bonne foi. Les États intéressés peuvent donc tenir compte des déclarations unilatérales et tabler sur elles; ils sont fondés à exiger que l’obligation ainsi créée soit respectée[69].
Or, il se trouvait que le Président de la République française ainsi que ses ministres de la défense et des affaires étrangères avaient successivement fait des déclarations que les autres États (et la Cour) pouvaient interpréter comme étant des engagements à faire cesser les essais. La Cour en vint donc à confirmer l’existence de l’obligation. Étant donné toutefois que la France avait, au moment où la décision a été rendue, arrêté de faire de tels essais, la Cour a conclu que le différend avait disparu et qu’aucune autre constatation n’était nécessaire.
Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (avis consultatif) : Lors de sa quarante-neuvième session, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution par laquelle elle convenait de demander à la Cour internationale de justice un avis juridique sur la question suivante : « Est-il permis en droit international de recourir à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires en toute circonstance? »[70]. Pour accomplir la tâche qui lui était demandée, la Cour a organisé son raisonnement de façon à répondre aux arguments des États s’étant présentés devant elle en audience en espérant la convaincre de conclure qu’un tel recours était illégal.
Elle a d’abord répondu aux arguments de ceux qui estimaient que l’usage de l’arme nucléaire violait le droit à la vie garanti par le Pacte des droits civils et politiques, voire que le nombre de morts que causerait une attaque nucléaire constituerait un génocide, interdit notamment par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Au sujet du premier de ces arguments, la Cour a estimé que c’est « uniquement au regard du droit applicable dans les conflits armés, et non au regard des dispositions du pacte lui-même, que l’on pourra dire si tel cas de décès provoqué par l’emploi d’un certain type d’armes au cours d’un conflit armé doit être considéré comme une privation arbitraire de la vie contraire à l’article 6 du Pacte »[71]. Elle a ensuite rappelé que pour qu’un génocide ait lieu, il fallait qu’un groupe national, ethnique, racial ou religieux soit intentionnellement visé pour que l’on puisse constater un génocide et qu’il était impossible de conclure, dans l’abstraction, qu’une attaque nucléaire remplisse cette condition.
Un autre argument consistait à dire que tout emploi de l’arme nucléaire serait contraire au droit de l’environnement étant donnés les dommages causés. La Cour a toutefois rapidement écarté cet argument, estimant que les traités de protection de l’environnement n’ont jamais « entendu priver un État de l’exercice de son droit de légitime défense en vertu du droit international »[72].
Elle s’est ensuite employée à analyser la question sous l’angle des deux régimes du droit international qu’elle a estimé être les plus importants sur le sujet, à savoir le droit de la guerre et le droit humanitaire.
Concernant le droit de la guerre, la Cour a d’abord résumé les grands principes qui se dégagent de la Charte des Nations Unies en la matière. En gros, son article 2.4 interdit le recours ou la menace de l’emploi de la force « soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies »[73]. Deux exceptions existent toutefois qui sont le droit naturel de légitime défense, et les situations où une résolution du Conseil de sécurité permet de prendre des mesures d’ordre militaire conformément au Chapitre VII de la Charte[74]. La Cour s’est particulièrement attardée à la première de ces deux exceptions, celle de la légitime défense, en rappelant que ce droit ne pouvait être exercé que conformément à deux principes, celui de nécessité et celui de proportionnalité. Or, estima-t-elle, « [l]e principe de proportionnalité ne peut pas, par lui-même, exclure le recours aux armes nucléaires en légitime défense en toutes circonstances »[75]. Pour le dire dans nos propres mots, la Cour s’est estimée incapable, dans l’abstraction, d’exclure qu’une situation où un État menacé par un ou plusieurs autres États pourrait exercer de façon licite son droit à la légitime défense en recourant à l’arme nucléaire.
La Cour s’est ensuite penchée sur la licéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire au regard du droit des conflits armés (ou droit humanitaire). Elle s’est d’abord demandé si l’usage des armes nucléaires « en tant que telles » faisait l’objet d’une interdiction conventionnelle (c’est-à-dire dans un traité quelconque), un peu à l’image d’autres armes telles que les gaz asphyxiants ou délétères, du poison et des armes empoisonnées, etc. Rien ne lui a permis de conclure à une telle interdiction. Se penchant sur les différents traités portant sur le désarmement nucléaire, elle en est venue à dire que bien que « ces traités pourraient […] être perçus comme annonçant une future interdiction générale de l’utilisation desdites armes, [ils] ne comportent pas en eux-mêmes une telle interdiction »[76]. Elle en est venue à la même conclusion lorsqu’elle a analysé le droit coutumier, rappelant notamment que malgré l’adoption de plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies dénonçant l’emploi de l’arme nucléaire, celles-ci « ont cependant été adoptées avec un nombre non négligeable de voix contre et d’abstentions »[77], ce qui empêcherait, selon elle, de confirmer l’existence d’une pratique et d’une opinio juris généralisées.
Elle a ensuite rappelé les « principes cardinaux » du droit international humanitaire, qu’elle a résumés en ces termes :
Le premier principe est destiné à protéger la population civile et les biens de caractère civil, et établit la distinction entre combattants et non-combattants; les États ne doivent jamais prendre pour cible des civils, ni en conséquence utiliser des armes qui soient dans l’incapacité de distinguer entre cibles civiles et cibles militaires. Selon le second principe, il ne faut pas causer des maux superflus aux combattants […][78].
Le troisième principe, que l’on trouve dans la clause Martens, établit que « les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique »[79]. Analysant ces principes, la Cour s’est implicitement inclinée devant un argument du Royaume-Uni selon lequel il serait « possible d’envisager une attaque nucléaire produisant relativement peu de pertes civiles. Il n’est absolument pas exact que toute utilisation d’armes nucléaires contre un objectif militaire s’accompagnerait inévitablement de très lourdes pertes civiles »[80]. C’est en effet sur un argument similaire que la Cour a conclu la question. Dans ses mots :
La Cour ne peut […] se prononcer sur le bien-fondé de la thèse selon laquelle le recours aux armes nucléaires serait illicite en toute circonstance du fait de l’incompatibilité inhérente et totale de ces armes avec le droit applicable dans les conflits armés. Certes, comme la Cour l’a déjà indiqué, les principes et règles du droit applicable dans les conflits armés – qui reposent essentiellement sur le principe primordial d’humanité – soumettent la conduite des hostilités armées à un certain nombre d’exigences strictes. Ainsi, les méthodes et moyens de guerre qui ne permettraient pas de distinguer entre cibles civiles et cibles militaires, ou qui auraient pour effet de causer des souffrances inutiles aux combattants, sont interdits. Eu égard aux caractéristiques uniques des armes nucléaires auxquelles la Cour s’est référée ci-dessus, l’utilisation de ces armes n’apparaît effectivement guère conciliable avec le respect de telles exigences. Néanmoins, la Cour considère qu’elle ne dispose pas des éléments suffisants pour pouvoir conclure avec certitude que l’emploi d’armes nucléaires serait nécessairement contraire aux principes et règles du droit applicable dans les conflits armés en toute circonstance[81].
Par conséquent, la Cour a conclu « qu’elle ne saurait conclure de façon définitive à la licéité ou à l’illicéité de l’emploi de l’emploi d’armes nucléaires par un État dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle sa survie même serait en cause »[82].
Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Inde), (Îles Marshall c. Pakistan), (Îles Marshall c. Royaume-Uni) : On se rappelle que l’article VI du TNP demande aux États nucléaires de « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace »[83]. Estimant que les États détenteurs de l’arme nucléaire ne respectaient pas cette obligation, les Îles Marshall (où ont eu lieu plusieurs essais nucléaires) ont, dans neuf procédures distinctes (une par État) entamées en 2014, cherché à faire dire à la CIJ que les États détenteurs de l’arme nucléaire se trouvaient en violation de cette obligation.
Pour que la Cour puisse se pencher sur le fond de l’affaire, elle devait d’abord confirmer qu’elle avait compétence pour le faire. Compte tenu des déclarations de la reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour déposées par le Royaume-Uni, l’Inde et le Pakistan, les affaires contre ces trois États ont rapidement été ajoutées au rôle général de la Cour. Par contre, pour ce qui est des affaires contre les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, Israël et la Corée du Nord, les Îles Marshall devaient compter sur la bonne foi de ces États qui auraient, espérait la partie demanderesse, accepté volontairement la compétence de la Cour. Le souhait des Îles Marshall ne s’étant jamais matérialisé, la Cour ne s’est jamais penchée sur les requêtes concernant ces six États.
Cela étant dit, même en ce qui concerne ses différends avec le Royaume-Uni, l’Inde et le Pakistan, les Îles Marshall n’étaient pas au bout de leur peine, ces trois États ayant présenté plusieurs exceptions préliminaires pouvant avoir pour effet, dans le cas où l’une seule d’entre elles était acceptée, d’empêcher la Cour de se prononcer sur le fond de l’affaire.
La première exception préliminaire sur laquelle la Cour s’est penchée concerne l’absence alléguée de différend[84]. Il faut d’abord rappeler que le statut de la CIJ prévoit que celle-ci a compétence, lorsqu’elle statue dans le cas d’affaire contentieuse (et non dans le cas d’avis) à l’égard des « différends d’ordre juridique », et que par conséquent, l’absence de différend rend la Cour incompétente. Or, plaidaient les trois parties défenderesses, pour qu’existe un différend, il est nécessaire que toutes les parties impliquées dans celui-ci soient au courant de son existence, thèse que la Cour a acceptée. Or, la majorité a été d’avis que rien ne permet de conclure que les trois États étaient en mesure de savoir que les Îles Marshall prétendaient qu’ils étaient en violations de l’obligation contenue dans l’article VI du TNP.
On ne peut s’empêcher de souligner les apparences de politisation de cette affaire au sein même des juges. En effet, la décision de retenir l’objection préliminaire des trois parties défenderesses a été rendue à neuf votes pour et sept contre dans le cas des différends concernant l’Inde et le Pakistan, et à huit contre huit (avec vote prépondérant du Président – d’origine française – Abraham) dans le cas du Royaume-Uni[85]. De cette division, il est difficile de ne pas noter que les juges originaires d’États détenteurs de l’arme nucléaire (c’est-à-dire les juges russe, britannique, états-unien, chinois et indien) ou de leurs proches alliés militaires (les juges italien et japonais) ont voté en faveur de l’exception préliminaire. En revanche, les juges qui ont voté contre sont originaires de pays du Tiers-monde[86] (les juges somalien, marocain, brésilien, ougandais et jamaïcain, ainsi que le juge ad hoc originaire d’Algérie[87], qui représentait les îles Marshall), d’un pays (l’Australie) ayant déjà été impliqué, à titre de partie demanderesse, dans une affaire concernant les armes nucléaires, puis d’un pays (la Slovaquie) qui, tout en étant européen, n’est pas reconnu comme étant l’un des principaux alliés des puissances nucléaires.
Rémi Bachand
Février 2021
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[1] Le droit coutumier est une source importante d’obligations en droit international public. Pour résumer, une obligation de source coutumière existe si l’on a constaté deux choses, à savoir 1] une pratique constante, uniforme et persistante d’un comportement (ou d’une omission] en particulier de la part des États, et 2) ce qu’il est convenu d’appeler une opinio juris, c’est-à-dire le sentiment qu’on l’on adopte cette pratique parce qu’on a l’obligation juridique de l’adopter (en d’autres termes, on agit non pas par courtoisie ou par commodité, mais parce qu’on a l’impression qu’on a l’obligation de le faire). Voir, parmi les nombreux exemples disponibles : Ahmed Mahiou, « Le droit international ou la dialectique de la rigueur et de la flexibilité : Cours général de droit international public » (2008) 337 Recueil des cours de l’Académie de droit international 9‑516 aux pp 320‑332.
[2] Stuart Casey-Maslen, The Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons: a commentary, first edition éd, Oxford, United Kingdom ; New York, NY, Oxford University Press, 2019 aux pp 53‑58.
[3] Afrique du Sud, Argentine, Australie, Belgique, Chili, États-Unis, France, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni et URSS : voir le site du Secrétariat du Traité :
https://www.ats.aq/f/antarctictreaty.html.
[4] Traité de l’Antarctique, 1959, préambule.
[5] Ibid, art. I (1).
[6] Ibid, art V (1).
[7] Traité interdisant les essais d’armes nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace extra-atmosphérique et sous l’eau, 1963, préambule.
[8] Ibid, art I (1).
[9] Ibid, art I (1), a].
[10] Ibid, art I (1), b].
[11] Ibid, art IV.
[12] Il est important de noter que bien souvent, la signature d’un traité par un État n’est pas suffisante pour qu’il devienne juridiquement contraignant à son égard. En effet, bien souvent (et cela dépend de plusieurs facteurs, et notamment du droit constitutionnel dudit État), sa ratification est nécessaire pour que les obligations juridiques du traité s’imposent à lui. Notons aussi que lorsque cette ratification est nécessaire et qu’un État a signé, mais non ratifié un traité, apparaît néanmoins l’obligation de ne pas priver celui-ci de son objet et de son but. Convention de Vienne sur le droit des traités, 1969, art 12 à 18.
[13] Adoption qui, en soit, n’entraîne pas d’effets juridiques.
[14] Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, 1967, art. III.
[15] Ibid, art. IV.
[16] Casey-Maslen, supra note 2 à la p 35.
[17] Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, 1968, art. IX (3). Seulement cinq États entrent dans cette catégorie, à savoir les États-Unis, l’URSS (à laquelle a succédé la Russie), le Royaume-Uni, la France, et la Chine.
[18] Ibid, art. premier.
[19] Ibid, art II.
[20] Ibid III (1).
[21] Ibid, art. VI.
[22] Ibid, art. X (2).
[23] Notons que ce sont surtout les États-Unis, la Russie et les États européens qui étaient favorables à une telle prolongation infinie du Traité, alors que les États du Tiers-monde craignaient que celle-ci ne favorise le statu quo et décourage les négociations visant le désarmement. Les États arabes, en particulier, ne voyaient pas la pertinence d’une telle prorogation tant qu’Israël n’était pas partie au Traité. Mohamed Ibrahim Shaker, « The Evolving International Regime of Nuclear Non-Proliferation » (2007) 321 Recueil des cours de l’Académie de droit international 9‑202 à la p 39.
[24] Notons qu’on parle bien ici de « paix mondiale » et non de « paix et sécurité internationales » comme dans la Charte des Nations Unies.
[25] Traité de désarmement sur le fond des mers et des océans, 1971, art. II.
[26] Ibid, art. I.
[27] Ibid, art. III (1).
[28] Ibid art. III (3 et 4).
[29] Ibid art. III (5).
[30] Ibid, art. Y.
[31] Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, 1996, préambule.
[32] Ibid, art. I.
[33] Ibid, art. II.
[34] Ibid, art. IV.
[35] Ibid, art. XIV (1).
[36] Voir : Collection des traités des Nations Unis : Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, en ligne : https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XXVI-4&chapter=26&clang=_fr (consulté le 11 août 2020).
[37] Pour l’histoire des négociations, voir: Casey-Maslen, supra note 2 aux pp 46‑53.
[38] Affirmation qui, d’une certaine façon, est contraire aux conclusions de la Cour internationale de justice : voir plus loin.
[39] Formule qui rappelle la fameuse clause Martens qui est, d’une certaine manière, la règle la plus fondamentale du droit international humanitaire.
[40] Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, 2017, préambule.
[41] Ibid, art. premier (1) a].
[42] Ibid, art. premier (1) b] et c).
[43] Ibid, art. 4 (2).
[44] Ibid, art. 15 (1).
[45] Pour plus de détails: Casey-Maslen, supra note 2 aux pp 42‑46; Shaker, supra note 23 aux pp 160‑178.
[46] Protocole au Traité sur la limitation des systèmes antimissiles-balistiques, 1974, préambule.
[47] Traité sur la limitation des systèmes antimissiles-balistiques, 1972, art. III.
[48] Ibid, art. V.
[49] Protocole au Traité sur la limitation des systèmes antimissiles-balistiques, supra note 46, art. I.
[50] Traité sur la limitation des systèmes antimissiles-balistiques, supra note 47, art. XV (2).
[51] Ron Huisken, « Missile Defence, the ABM Treaty, and Nuclear Weapons–An Opportunity Missed » (2002) 14:2 Pacifica Review: Peace, Security & Global Change 87‑104 à la p 87.
[52] Notons ici que la nature défensive des systèmes ABM peut sérieusement être remise en question. D’une part, parce qu’ils peuvent aussi être envisagés comme ‘protection’ contre une riposte à une première frappe nucléaire. D’autre part, parce que rien n’empêche qu’ils soient eux-mêmes employés en première frappe.
[53] Accord intérimaire relatif à certaines mesures concernant la limitation des armes offensives stratégiques (SALT 1), art I.
[54] Ibid, art. II.
[55] Ibid, art. III.
[56] Ibid, art. VIII (2).
[57] Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, 1987, art. I.
[58] Casey-Maslen, supra note 2 aux pp 38‑39.
[59] Traité de réduction des armes stratégiques (START 1), 1991, voir notamment ses articles I et II.
[60] Ibid, art. XVII (2).
[61] Traité de réduction des armes stratégiques (START II), 1993, art. I (4) b].
[62] Ibid, art VI (1).
[63] Shaker, supra note 23 à la p 150.
[64] Traité de réduction des armes stratégiques offensives, 2002.
[65] Traité de réduction des armes stratégiques (New START), 2010, art. II.
[66] Ibid, art. XIV (1).
[67] Ibid, art. XIV (3).
[68] Charte des Nations Unies, RT Can 1945 n° 7 1945, art. 92.
[69] Affaire des essais nucléaires (Australie c. France), CIJ Recueil 1974, p 253 1974 aux para 42, 45 et 46; Affaire des essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), CIJ Recueil 1974, p 457 1974 aux para 46, 48 et 49.
[70] Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, CIJ Recueil 1996, p 226 1996 au para 1.
[71] Ibid au para 25.
[72] Ibid au para 30.
[73] Charte des Nations Unies, supra note 68, art. 2.4.
[74] Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, supra note 70 au para 38.
[75] Ibid au para 42.
[76] Ibid au para 62.
[77] Ibid au para 71.
[78] Ibid au para 78.
[79] Ibid.
[80] Ibid à la p 91.
[81] Ibid au para 95.
[82] Ibid au para 97.
[83] Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, supra note 17, art. VI.
[84] Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni) exceptions préliminaires, arrêt, CIJ Recueil 2016, p 833 2016 au para 26 et ss.; Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Inde) compétence et recevabilité, arrêt, CIJ Recueil 2016, p 255 2016 au para 25 et ss.; Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Pakistan) compétence et recevabilité, arrêt, CIJ Recueil 2016, p 552 2016 à la p 25 et ss.
[85] Sur la base de justification qu’il n’est pas nécessaire d’élaborer, le juge somalien Yusuf s’est rangé du côté de l’Inde et du Pakistan pour rejeter la compétence de la Cour, mais a voté contre la décision de la majorité dans l’affaire contre le Royaume-Uni.
[86] Pour une justification de notre usage du concept de « Tiers-monde », voir: Rémi Bachand, Les subalternes et le droit international: une critique politique, Paris, Éditions A Pedone, 2018 aux pp 23‑26.
[87] Lorsqu’un État est Partie à un différend jugé par la Cour et qu’il n’y a pas de juge de sa nationalité sur le siège, il lui est loisible d’en nommer un. On appelle un tel juge : juge ad hoc. Statut de la Cour internationale de justice, 1945, art. 31 (2) et (3).