En plus de tout le reste, Henry Kissinger a aussi entravé la paix au Moyen-Orient (traduction)

En plus de tout le reste, Henry Kissinger a aussi entravé la paix au Moyen-Orient

Par Jon Schwarz, The Intercept, 30 novembre 2023
Texte original en anglais– [Traduction : Vincent Marcotte; révision : Dominique Peschard]

N’oublions pas que les décès de milliers d’Arabes et d’Israéliens font partie des crimes de Kissinger.

(Traduction de l’article « On Top of Everything Else, Henry Kissinger Prevented Peace in the Middle East », publié dans The Intercept, le 30 novembre 2023)

Les éloges ont plu abondamment pour Henry Kissinger. Bien qu’il y ait aussi eu des condamnations, celles-ci ont accordé bien peu d’attention aux efforts qu’il a déployés pour empêcher l’établissement de la paix au Moyen-Orient. Ses actions ont contribué à déclencher le conflit israélo-arabe de 1973 et à consolider l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ce côté sous-estimé de la carrière de Kissinger ajoute des dizaines de milliers de décès à son bilan de victimes en vies humaines, qui se compte en millions.

Kissinger, décédé à l’âge de cent ans ce mercredi, a été au service du gouvernement étatsunien de 1969 à 1977, durant les présidences de Richard Nixon et de Gerald Ford. Il a commencé sa carrière comme conseiller à la sécurité nationale pour Nixon. Ensuite, il a été nommé secrétaire d’État lors du second mandat de Nixon, poste qu’il a conservé lorsque Ford est devenu président après la démission de Richard Nixon.

En juin 1967, deux ans avant la présidence de Nixon, Israël a remporté une éclatante victoire militaire lors de la guerre des Six Jours. Israël a alors attaqué l’Égypte et occupé la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï. Après des réactions modérées de la part de la Jordanie et de la Syrie, Israël s’est aussi emparé de la Cisjordanie et du plateau du Golan.

Au cours des années suivantes, les retombées ultimes de la guerre étaient encore incertaines, particulièrement les questions territoriales, c’est-à-dire quel territoire Israël pourrait conserver ou même s’il pourrait en conserver. En 1968, les Soviétiques ont semblé entreprendre de sincères démarches dans le but de collaborer avec les États-Unis sur l’élaboration d’un plan de paix pour la région.

Les Soviétiques proposèrent une solution fondée sur la Résolution 242 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Israël devait se retirer des territoires conquis. Un état palestinien ne serait toutefois pas créé. De plus, les réfugié·es palestiniens du conflit israélo-arabe de 1948 ne retourneraient pas en Israël : ils seraient plutôt réinstallés, avec compensation, dans les pays arabes. Point encore plus important, les Soviétiques devaient exercer de la pression sur leurs états-clients arabes pour les inciter à accepter.

Tous ces aspects étaient cruciaux, car à cette époque, plusieurs pays arabes, particulièrement l’Égypte, étaient alliés avec les Soviétiques et en dépendaient pour les approvisionnements en armes. D’ailleurs, Hosni Mubarak, qui deviendra ensuite président (et/ou dictateur) de l’Égypte durant 30 ans, a commencé en tant que pilote de l’armée de l’air égyptienne et a reçu son entraînement à Moscou et au Kirghizistan, qui était alors une république soviétique.

En 1969, quand Nixon a accédé à la présidence, William Rogers, son premier secrétaire d’État, a pris au sérieux la position soviétique. Rogers a négocié avec Anatoly Dobrynin, ambassadeur soviétique auprès des États-Unis, durant la majeure partie de l’année. Il en a découlé ce que le diplomate étatsunien David A. Korn, assigné plus tard à Tel-Aviv, en Israël, a décrit comme étant « une proposition exhaustive et détaillée pour un règlement du conflit israélo-arabe ».

Une personne a empêché ce projet d’aller de l’avant : Henry Kissinger. En coulisses, au sein de l’administration Nixon, il a travaillé d’arrache-pied pour entraver la paix.

Une disposition largement favorable de Kissinger envers Israël et ses visées expansionnistes n’était pas en cause ici. Bien que juif, Kissinger était ravi de travailler pour Nixon, possiblement le président le plus volubile sur son antisémitisme de l’histoire étatsunienne, ce qui en dit long. Lors d’un monologue au bureau ovale, Nixon s’est déjà demandé : « Mais c’est quoi le foutu problème avec les Juifs? », pour ensuite répondre à sa propre question avec l’explication suivante : « Je suppose que c’est que la plupart d’entre eux sont psychiatres. »

Kissinger concevait plutôt le monde entièrement à travers le prisme de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. À l’époque, tout arrangement aurait nécessité la participation des Soviétiques, ce qui était inacceptable à ses yeux. Comme Kissinger l’a lui-même raconté dans ses mémoires White House Years, au moment où il allait être rendu public qu’un accord avec les Soviétiques était imminent, Kissinger a dit à un subalterne que cela ne se produirait pas, car « nous ne voulions pas d’une réussite rapide » (l’insistance apparaît dans l’original). Dans le même livre, Kissinger explique que les Soviétiques ont plus tard convenu de principes directeurs encore plus favorables à Israël, si favorables qu’il ne comprenait pas pourquoi les Soviétiques y consentaient. Néanmoins, Kissinger a affirmé que « les principes directeurs ont rapidement abouti dans les limbes surchargés de plans avortés sur le Proche-Orient, comme je le souhaitais ».

Les résultats ont été catastrophiques pour les parties impliquées. Anwar el-Sadat, alors président d’Égypte, a annoncé en 1971 que son pays ferait la paix avec Israël selon des conditions en accord avec le travail de Rogers. Toutefois, il a aussi déclaré clairement qu’un refus d’Israël de rendre le Sinaï signifierait la guerre.

C’est ce qui s’est produit le 6 octobre 1973. L’Égypte et la Syrie ont alors attaqué le Sinaï occupé et le plateau du Golan, respectivement. Leur réussite initiale a stupéfait les dirigeants israéliens. Moshe Dayan, ministre de la Défense, était convaincu qu’Israël risquait d’être conquis. De plus, Israël manquait de matériel militaire et avait désespérément besoin d’être ravitaillé par les États-Unis.

Kissinger s’est assuré que les États-Unis tardent à agir, à la fois parce qu’il voulait qu’Israël comprenne qui était véritablement aux commandes et parce qu’il ne voulait pas mettre en colère les états pétroliers arabes. Comme un autre diplomate l’a exprimé, la stratégie de Kissinger consistait à « permettre à Israël d’en sortir vainqueur, mais seulement après avoir souffert. »

Ces renseignements sont accessibles dans les mots de Kissinger lui-même dans les comptes-rendus des délibérations à l’interne, maintenant disponibles sur le site internet du département d’État. Le 9 octobre, Kissinger a déclaré à ses collègues hauts-fonctionnaires : « Mon pronostic est qu’une victoire coûteuse, mais non désastreuse, d’Israël serait l’idéal. »

Les États-Unis ont ensuite envoyé de grandes quantités d’armements à Israël, qui les a ensuite utilisées pour repousser l’Égypte et la Syrie. Kissinger a considéré le résultat comme satisfaisant. Le 19 octobre, au cours d’une autre réunion de haut niveau, il exultait en disant qu’« au Moyen-Orient, ils savent tous que s’ils veulent la paix, ils doivent passer par nous. Ils ont essayé trois fois par le biais de l’Union soviétique et ont échoué les trois fois. »

Le coût humain a été assez élevé. Plus de 2 500 décès chez les militaires israéliens. Du côté arabe, le bilan se situe entre 10 000 et 20 000. Ceci est conforme aux idées de Kissinger, consignées dans « The Final Days » de Bob Woodward et Carl Bernstein, selon lesquelles, en politique étrangère, les soldats sont « des animaux idiots, stupides, bons à être utilisés » comme pions.

Après la guerre, Kissinger a renoué avec sa stratégie d’obstruction de tout accord de paix. Dans un autre de ses mémoires, il a noté qu’en 1974, juste avant sa démission, Nixon lui avait dit « d’interrompre toutes livraisons de nature militaire à Israël d’ici à ce que ce dernier accepte un accord de paix globale. » Kissinger a discrètement laissé le temps passer, Nixon a quitté la présidence, et cette idée n’est pas revenue sous le président Ford.

Il y a beaucoup plus à cette affreuse histoire – l’information est disponible publiquement. On ne peut pas dire que c’est le pire que Kissinger ait fait, mais en vous remémorant l’extraordinaire liste d’accusations qui pèsent contre lui, assurez-vous de vous rappeler de celle-ci.