Les dirigeants israéliens considéraient le Hamas comme un atout avant de se vouer à sa destruction
Par Alice Speri, The Intercept, 14 octobre 2023
Texte original en anglais– [Traduction : Vincent Marcotte; révision : Échec à la guerre]
Le Hamas a longtemps offert à Israël un prétexte pour éviter de se conformer à son soi-disant engagement en vue d’un état palestinien.
Le président israélien, Isaac Herzog, a affirmé cette semaine que sur le plan militaire, la différence est infime entre la population civile de Gaza et le Hamas, qui gouverne depuis 2007 le territoire assiégé. « Il est faux de dire que les civils ne sont pas au courant ni impliqués », a déclaré Herzog au moment même d’une campagne de bombardement sans précédent, en représailles au massacre de civils israéliens perpétrés par le Hamas la semaine dernière. « Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu combattre ce régime diabolique qui s’est emparé de Gaza par un coup d’État. »
Les propos de Herzog représentent bien l’amalgame que font depuis longtemps les décideurs politiques israéliens entre le Hamas et les Palestiniens de Gaza, et souvent avec ceux de partout. Cette attitude s’est durcie au cours de la semaine dernière. Par exemple, les Forces de défense israéliennes ont déclaré que « soit vous appuyez Israël, soit vous appuyez le terrorisme. » Aux États-Unis, plusieurs politiciens ont fait des déclarations semblables. « Quiconque est pro-palestinien est aussi pro-Hamas », a publié sur Twitter Marjorie Taylor Greene, représentante républicaine de Géorgie au Congrès étasunien.
En ce sens, la présence du Hamas a été utile pour Israël, ses dirigeants ayant toujours favorisé le groupe militant plutôt que l’Autorité palestinienne (AP), pseudo-gouvernement mis en place durant le processus de paix d’Oslo pour administrer les territoires palestiniens, le temps que les termes d’un état palestinien souverain soient négociés. Durant des années, le Hamas a été l’ennemi numéro un dans la rhétorique israélienne, car il offrait à l’état hébreu un prétexte pour maintenir son blocus et tuer régulièrement à Gaza des centaines de civils palestiniens. Mais il a aussi offert à Israël un prétexte pour éviter de se conformer à son soi-disant engagement en vue d’un état palestinien.
Les dirigeants israéliens semblaient croire que ce calcul stratégique pouvait se maintenir indéfiniment.
« Ils ont jugé que cette situation de violence et d’instabilité politique constante valait mieux que la conclusion d’un accord politique plus global qui aurait véritablement mené à un dénouement pour la paix entre Israéliens et Palestiniens », a déclaré cette semaine l’analyste politique palestinien Yousef Munayyer au balado « Deconstructed », de The Intercept. « Ils ont préféré la première voie à la seconde, et j’estime qu’on en constate pleinement les effets ces jours-ci. »
En effet, certains dirigeants israéliens ont parfois été sans équivoque sur leur préférence pour le Hamas plutôt que pour l’AP. Lors d’une entrevue en 2015, Bezalel Smotrich, ministre israélien des Finances et l’un des membres les plus extrémistes de la coalition gouvernementale israélienne la plus extrémiste à ce jour, a offert un aperçu d’une franchise étonnante de la ligne de conduite du gouvernement envers le Hamas.
« L’autorité palestinienne est un fardeau; le Hamas est un atout », a déclaré Smotrich à l’époque. « Il s’agit d’une organisation terroriste. Personne ne la reconnaîtra, ne lui donnera un statut à la Cour pénale internationale, ne la laissera proposer une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU. »
Ces propos furent tenus alors que l’AP, dont l’autorité était limitée à la Cisjordanie depuis 2007 après une séparation d’avec le Hamas, faisait des progrès sur la scène internationale en obtenant la reconnaissance de la Palestine à l’ONU et une enquête sur des crimes israéliens commis en Palestine. Les dirigeants israéliens ont qualifié ces efforts de « terrorisme diplomatique », idée plus difficile à faire valoir au reste du monde que l’étiquette de terrorisme qu’ils apposent au Hamas.
Déplorant la perte de légitimité d’Israël à l’internationale, Smotrich s’est exprimé ouvertement au sujet de l’utilité du Hamas, pour Israël, dans la perspective de nuire aux réussites diplomatiques de l’AP. « Abu Mazen nous bat dans des secteurs importants », dit-il en entrevue, faisant référence à Mahmoud Abbas, président de l’AP. « Selon moi, à ce stade-ci, le Hamas constitue un atout. » À une autre occasion, comme The Intercept le rapportait récemment, il faisait valoir que l’AP causait « un grand préjudice à Israël dans les forums internationaux, et que pour l’état hébreu, travailler à sa chute est préférable. »
Plusieurs ont la même opinion depuis longtemps, mais l’ont exprimée plus discrètement. Un document diplomatique de 2007 révèle en effet qu’il s’agit là de la position implicite d’Israël depuis la prise du pouvoir à Gaza par le Hamas. Selon le document, le chef du Renseignement israélien de la défense de l’époque Amos Yadlin, qui a dit cette semaine que le Hamas « payera comme les nazis ont payé en Europe », avait déclaré en 2007 qu’« Israël serait ravi que le Hamas s’empare de la bande de Gaza, car les Forces de défense israéliennes pourraient ensuite traiter Gaza en tant qu’état hostile. » C’est effectivement ce qui s’est produit.
Une bête noire utile
Israël occupe illégalement Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est depuis 1967. Durant des décennies, il a maintenu à la fois des colonies et une présence militaire constante à Gaza, tout comme dans les autres territoires occupés. Cela a changé en 2005, lorsqu’Israël a démantelé ses colonies de Gaza, retiré l’armée et s’est engagé dans ce qu’il a nommé une politique de « désengagement ». Depuis, Israël a souvent fait valoir qu’il n’occupe plus la bande de Gaza, alors que dans les faits, il y contrôle presque totalement la circulation des biens et des personnes. D’ailleurs, selon les lois internationales, la bande de Gaza est toujours considérée comme un territoire occupé à cause de la domination quasi totale qu’exerce Israël, comme en l’annonce faite cette semaine par ce dernier qu’il couperait l’électricité, le carburant et la nourriture de la bande de Gaza après l’attaque du Hamas.
Manœuvre stratégique, le soi-disant retrait de Gaza a été très impopulaire auprès de certains Israéliens et a depuis alimenté en Israël la croissance du mouvement d’extrême droite de colonisation. « Quand le gouvernement israélien a décidé de, et je cite, se retirer de Gaza, il s’agissait dans les faits de changer la nature de leur occupation, » dit Munayyer, en faisant remarquer que le conseiller d’Ariel Sharon, premier ministre à l’époque, associait le retrait à une façon de « mettre dans le formol » le processus de paix.
« Ça met un terme à l’idée d’un accord de paix », ajoute Munayyer. « Et vous remarquerez que même si Benjamin Netanyahu s’opposait au retrait à l’époque, il a consacré sa carrière à dire « Regardez Gaza. Si on se retire de la Cisjordanie, c’est ce qui se produira. »
Ensuite, en 2006, le Hamas, qui, en plus d’être un groupe militant, est aussi un des deux plus grands partis politiques de Palestine, a remporté une majorité décisive aux élections législatives palestiniennes. Cette victoire résultait en grande partie de la frustration des Palestiniens envers le Fatah, parti que plusieurs considéraient comme corrompu et qui gouvernait les territoires depuis Oslo. Encore aujourd’hui, de nombreux Palestiniens blâment l’AP d’avoir assisté à l’effondrement de leurs espoirs de souveraineté et de s’être soumis au renforcement de l’occupation israélienne.
À l’époque, certains considéraient la victoire politique du Hamas comme une occasion de se distancier de son aile la plus militante. Toutefois, les États-Unis et Israël ont farouchement rejeté cette victoire démocratique. En 2007, après plusieurs tentatives ratées de gouvernement unifié, un coup, appuyé par les États-Unis et mis en œuvre avec le Fatah, a délogé le Hamas. Lors du conflit civil sanglant qui s’en est suivi, le Hamas a cédé la Cisjordanie et pris le contrôle de Gaza par la force, séparant ainsi l’autorité politique palestinienne entre les deux territoires, déjà divisés géographiquement par l’occupation israélienne.
« Les États-Unis sont intervenus directement et ont tenté de provoquer un changement de régime, » a déclaré à The Intercept Tareq Baconi, secrétaire du conseil du groupe de réflexion palestinien Al-Shabaka. « À une certaine époque, le Hamas élaborait un programme politique qui aurait pu nous placer dans une situation bien différente. Les États-Unis l’ont complètement bloqué, surtout l’administration Bush. Ainsi, il est faux de prétendre que tout cela était inévitable, et ça déresponsabilise les États-Unis quant à la situation actuelle. »
La stratégie de l’arroseur arrosé
Jusqu’à la fin de semaine dernière, les dirigeants israéliens semblaient croire que l’équilibre précaire avec le Hamas pouvait durer indéfiniment. La stratégie gouvernementale visait à régulièrement « tondre le gazon » pour miner les efforts des militants du Hamas, à travers des invasions au sol et à des campagnes de bombardement périodiques qui ont tué des milliers de civils palestiniens au cours des années.
« Le Hamas, plus spécifiquement sa gouvernance de la bande de Gaza, a représenté un bel atout, surtout parce qu’il a permis à Israël de croire qu’il pouvait mettre en cage deux millions de Palestiniens », a déclaré Baconi. « Il y aurait des flambées de violence à l’occasion, mais fondamentalement, l’état hébreu serait parvenu à séparer la bande de Gaza du reste de la Palestine. La seule façon d’y parvenir est d’avoir le Hamas au pouvoir, car Israël peut affirmer qu’il fait face à une organisation terroriste assoiffée de sang dédiée à son anéantissement, ce qui permet de justifier le blocus. Le monde peut ainsi oublier que ce dernier et les efforts pour étouffer Gaza ont commencé bien avant la création même du Hamas. »
« À cet égard, a mentionné Baconi, le Hamas est devenu le prétexte idéal pour Israël. »
Cette stratégie s’est toutefois retournée contre eux. Quel que soit le résultat de la quête de vengeance d’Israël, a dit Baconi, le temps où il considérait le Hamas comme un atout est révolu, tout comme l’idée qu’une solution au conflit peut indéfiniment être remise à plus tard.
« Il y a un avant et un après. Je crois qu’auparavant, on pensait qu’on avait rendu pacifiques les Palestiniens et que l’apartheid israélien était invincible. Tout ça s’est effondré, » a déclaré Baconi. « Même si personne ne sait vers quoi nous allons, et que les discours génocidaires sont effrayants, peu importe la direction, je ne pense pas qu’on retournera au statu quo de croire que ‘Nous pouvons simplement continuer à gérer les Palestiniens’. »
« Malheureusement, davantage de violence se déchaînera avant qu’ils ne reconnaissent et acceptent ce qu’ils sont incapables de voir pour l’instant », ajoute-t-il, « c’est-à-dire qu’il s’agit d’un problème politique. »