Les guerres les plus meurtrières du monde ne sont pas couvertes par les médias
Entrevue d’Amy Goodman et Nermeen Shaikh avec le journaliste Anjan Sundaram
Democracy Now!, 8 juin 2023
Texte original en anglais – [Traduction et révision : Échec à la guerre]
AMY GOODMAN : Nous allons maintenant examiner pourquoi certaines des guerres les plus meurtrières du monde ne sont pas signalées. C’est le titre d’un article récent du renommé correspondant de guerre indien Anjan Sundaram. Il écrit :
« Malgré les avancées technologiques mondiales, des conflits comme celui de [la République centrafricaine] sont encore plongés dans l’obscurité, et nous ne connaissons souvent pas les agresseurs, ceux qui sont attaqués ou les raisons de ces guerres.
« La négligence de ces zones de guerre est la conséquence d’un système d’information international encore structuré par des relations coloniales. Les correspondants étrangers partent en avion des capitales mondiales telles que Washington et Londres, se rendent plus ou moins dans des endroits similaires et à des moments similaires, pour nous raconter plus ou moins les mêmes histoires. »
Anjan Sundaram écrit cela dans Foreign Policy. Il nous rejoint maintenant depuis Mexico. Il a récemment publié son troisième ouvrage sur sa vie de correspondant de guerre, intitulé Breakup : A Marriage in Wartime. Son récent article d’opinion publié en première page du New York Times sur le président rwandais Paul Kagame, qu’il qualifie de dictateur le plus aimé de l’Occident, s’intitule Reducing Rwanda to Tyranny (Réduire le Rwanda à la tyrannie).
Anjan, merci beaucoup d’être avec nous aujourd’hui. Pouvez-vous nous présenter l’article que vous venez d’écrire, « Pourquoi les guerres les plus meurtrières du monde ne sont pas rapportées »? Pourquoi?
ANJAN SUNDARAM: Merci, Amy et Nermeen, de m’avoir invité.
Je peux d’ailleurs illustrer cette absence de reportage par une anecdote survenue en République centrafricaine. Je voyageais dans l’ouest du pays avec un abbé polonais, un prêtre, et nous avons traversé une zone rebelle où le gouvernement avait détruit les antennes radio, de sorte que nous ne pouvions pas obtenir de nouvelles de la région. Alors que nous roulions dans le pick-up blanc de l’abbé, nous nous sommes arrêtés dans un village après l’autre, et chaque village était désert parce que les habitants avaient abandonné leurs maisons, pensant que nous faisions peut-être partie de forces gouvernementales venues leur tendre une embuscade ou les attaquer. L’abbé klaxonnait et quelqu’un sortait de la forêt ou d’une cachette et lançait un morceau de papier à travers notre fenêtre. Sur ce papier qui tombait sur mes genoux, je trouvais une liste de noms de personnes qui avaient été attaquées, qui avaient faim, qui étaient malades, qui avaient besoin de médicaments. Nous ramenions ces pages à la capitale, à la ville principale de la région, en guise de correspondance de guerre.
Il est frappant de constater qu’à notre époque de progrès technologiques, où nous sommes inondés d’informations, c’est ainsi que les nouvelles des zones de guerre sont encore recueillies, à la main, par l’action courageuse, vous savez, d’un prêtre, d’une personne. Et je pense que c’est très frappant parce que cela nous dit que même si nous pensons que les nouvelles internationales couvrent bien le monde, il y a ces énormes angles morts dans des endroits comme la République centrafricaine ou la République démocratique du Congo, où près de 6 millions de personnes ont été tuées dans la guerre depuis 1996. Et ces guerres gigantesques, parmi les plus importantes de notre monde actuel et parmi les plus importantes depuis la Seconde Guerre mondiale, passent encore relativement inaperçues dans les nouvelles internationales.
NERMEEN SHAIKH : Parlez-nous de la République centrafricaine, car c’est le sujet de votre livre, Breakup, qui est sorti il y a quelques mois. Vous avez dit avoir parlé à de nombreuses personnes en République centrafricaine pendant votre reportage et vous avez dit que la première chose que les gens vous demandaient n’était pas de la nourriture ou des médicaments, mais si les gens savaient à l’extérieur ce qui se passait en République centrafricaine. Pourriez-vous nous parler de cela, de ce que les gens vous ont dit, et nous expliquer pourquoi il est si important que leurs histoires soient diffusées ?
ANJAN SUNDARAM : Absolument. Je pense qu’une autre citation frappante provient de mon partenaire de reportage, Thierry Messongo, un journaliste centrafricain. Nous étions assis un jour et nous regardions la lune. Il m’a dit : « Je pense que les gens en savent plus sur la lune que sur ce qui se passe dans mon pays ». À mon avis, il y a beaucoup de vérité là-dedans.
La guerre en République centrafricaine a été déclenchée en 2013 par un groupe de rebelles majoritairement musulmans originaires du nord-ouest. Les gens ont oublié l’histoire de la République centrafricaine. Avant qu’elle ne devienne une colonie française dans les années 1900, de puissants sultanats musulmans régnaient sur ce territoire et les Français les ont vaincus. Les Français ont vaincu un sultanat très puissant appelé Dar el-Kuti, ce qui signifie « la porte de la forêt », et un sultan nommé Rabih al-Zubayr. Après la prise de pouvoir des Français, on a oublié ces royaumes musulmans, mais les populations musulmanes de cette région n’ont pas oublié. En 2013, elles ont tenté de reprendre le pouvoir et de reconquérir la gloire qu’elles avaient perdue au profit des Français. Et bien qu’elles aient brièvement pris le contrôle du pays, elles ont de nouveau été vaincues. Malheureusement, cette défaite a conduit au nettoyage ethnique des musulmans en République centrafricaine. La population musulmane du pays a été réduite d’environ 15 % à environ 9 %, selon certaines sources : un nombre énorme, des centaines de milliers de musulmans, « nettoyés » du pays. Et le nombre de morts dans cette guerre n’a toujours pas été correctement compté.
Ce que cela nous dit, ce que la République centrafricaine nous dit, c’est que de très nombreux pays se tournent vers leur passé, avant que l’Occident ne les domine, et cherchent à reconquérir leurs identités et leur gloire passée. Bien que ce groupe de rebelles n’ait pris le pouvoir que brièvement, il a réussi à repousser les Français. Cela a créé un vide en République centrafricaine qui a été comblé par la Russie. Ainsi, comme je l’ai mentionné plus tôt, le fameux groupe Wagner de la Russie est désormais actif en République centrafricaine. Un câble diplomatique des États-Unis, qui a fait l’objet d’une fuite au début de l’année, indiquait que le groupe Wagner extrait de ce pays des millions, voire des centaines de millions de dollars de diamants et d’or, qu’il utilise pour recruter et acheter du matériel afin de financer sa guerre en Ukraine. Cela nous montre que des pays comme la République centrafricaine sont si désespérés de se détourner de l’Occident et des crimes coloniaux occidentaux, pour lesquels l’Occident s’est rarement excusé, qu’ils sont prêts à s’allier avec la Russie et la Chine, même au prix de la poursuite de la guerre en Ukraine.
NERMEEN SHAIKH : Anjan, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez qu’il faut faire, comment ces guerres peuvent-elles recevoir la couverture qu’elles méritent assurément? Vous avez appelé à un monde de l’information multipolaire. Comment les pays du Sud global, leurs salles de rédaction, peuvent-elles rendre compte des conflits dans le Sud global sans passer par Londres ou New York?
ANJAN SUNDARAM : Bien sûr. J’ai fait ma recherche de doctorat sur ce sujet, sur les informations postcoloniales. J’ai notamment étudié la structure coloniale de l’information internationale. C’est toujours le cas que des correspondants partent des capitales mondiales, surtout occidentales, comme New York et Londres, pour faire des reportages sur les « périphéries » du monde, nous rapporter des informations et ensuite gagner des prix et de la reconnaissance en Occident, souvent en utilisant le travail et les reportages sur lesquels des journalistes locaux ont travaillé pendant des années dans les périphéries. Il y a donc encore beaucoup de colonialisme dans la structure de l’information internationale.
Mais je pense qu’au lieu de blâmer continuellement l’Occident et de le critiquer pour ne pas se préoccuper suffisamment d’endroits comme la République centrafricaine et le Congo, ce qui, dans une certaine mesure, est compréhensible – ces endroits sont si éloignés de l’Occident, pourquoi faire porter tout le fardeau sur les médias occidentaux? – je veux savoir pourquoi des pays plus riches du Sud global, comme le Nigeria, le Kenya et l’Inde, ne font pas davantage de reportages sur des endroits comme la République centrafricaine et le Congo, et même sur des conflits qui se déroulent près d’eux. Si vous ouvrez les pages internationales des journaux dans beaucoup de ces pays du Sud, vous verrez que la plupart des informations internationales proviennent de la BBC et de Reuters. Et pourquoi cela ? Vous savez, le Nigeria et l’Inde sont désormais des pays à revenu intermédiaire. Leur richesse augmente très rapidement. Ils ont des secteurs médiatiques dynamiques. Pourquoi ne s’intéressent-ils pas davantage — et vous savez, je suis originaire d’Inde, alors pourquoi ne nous intéressons-nous pas davantage à nos pays voisins? Pourquoi comptons-nous sur le Guardian ou la BBC pour nous fournir des nouvelles de pays situés à quelques centaines de kilomètres de notre frontière? C’est cette question-là que je veux vraiment poser. Je veux renvoyer la balle aux pays du Sud global et leur dire ceci : vous savez, à mesure que nous atteignons des niveaux de prospérité économique plus élevés, il devient aussi de notre responsabilité de rendre compte du monde, de présenter et de partager notre perspective, la perspective des pays du Sud, sur bon nombre de ces guerres, et d’arrêter de critiquer les médias occidentaux et les nations occidentales pour ne pas se préoccuper suffisamment de la situation.
AMY GOODMAN : Anjan Sundaram, pouvez-vous nous parler de votre décision de vous rendre en République démocratique du Congo, et aussi, en expliquant ce qui s’y passe, nous parler du lien avec l’article que vous avez écrit sur le dictateur brutal, Paul Kagame, que vous avez intitulé « C’est un dictateur brutal et l’un des meilleurs amis de l’Occident ».
ANJAN SUNDARAM : Lorsque je suis arrivé au Congo – il y a environ 15 ans – j’étudiais les mathématiques à l’université Yale. J’avais un emploi de mathématicien chez Goldman Sachs. Un jour, à l’heure du déjeuner, j’ai ouvert le journal et je me suis rendu au milieu, au bas de la page. Il y avait un petit article sur le fait qu’à ce moment-là quatre millions de personnes avaient été tuées dans la guerre du Congo. J’ai été frappé par le fait que ce petit article ne figurait pas en première page. Quatre millions de personnes, c’est un chiffre énorme. À partir de là, j’ai commencé à effectuer des recherches et à mieux comprendre la guerre en République démocratique du Congo. Et, lorsque j’ai payé ma dernière facture à Yale, la caissière était justement originaire du Congo. J’ai fini par séjourner chez ses beaux-parents à Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo. Et c’est à partir de là, de ce point de vue interne, en vivant avec une famille locale au lieu de vivre dans un hôtel, que j’ai commencé à faire des reportages sur le pays. J’ai acheté un aller simple pour Kinshasa, j’ai vécu avec cette famille et j’ai commencé à faire des reportages sur le pays.
Ce fut pour moi une remarquable formation au journalisme. Chaque jour, les articles que je publiais pour l’Associated Press, pour laquelle j’étais devenu un lointain correspondant – et toute cette expérience, je la raconte dans mon premier livre Stringer : A Reporter’s Journey in the Congo – chaque jour donc, les nouvelles que je publiais étaient critiquées par mes voisins dans la rue. Alors que j’allais boire une bière avec eux ou me procurer des crédits pour mon téléphone cellulaire le soir, ils me réprimandaient et me disaient comment mes reportages aidaient ou nuisaient à leur pays; et ils me demandaient des comptes au niveau de la rue, ce qui est une expérience rare pour un reporter international. D’habitude, nous vivons dans de beaux hôtels, nous dînons avec les politiciens locaux et l’élite du pays. Et là, je devais rendre des comptes à des gens très ordinaires, de la classe moyenne ou de la classe moyenne inférieure, qui vivent dans des conditions proches de celles d’un bidonville. Ce fut une expérience particulière de reportage et d’éducation. C’est ainsi que j’ai appris le journalisme international.
Du Congo, je suis passé au Rwanda, sujet de mon récent article dans le New York Times. Je suis allé au Rwanda pour donner des cours à une douzaine de reporters rwandais. L’un après l’autre, ils ont été éliminés par le gouvernement et par le président, Paul Kagame. Ainsi, un collègue a été abattu le jour même où il avait critiqué le président. J’ai assisté à ses funérailles et sa femme tenait dans ses bras leur petit enfant en bas âge. Très peu de journalistes ont osé se rendre à ces funérailles, parce qu’ils craignaient d’être associés à lui. Et, vous savez, d’autres journalistes de ma classe…
AMY GOODMAN : Anjan, je déteste dire cela, mais nous avons 30 secondes, alors je veux vous donner une chance de conclure, mais nous allons continuer cette conversation après l’émission et la publier sur democracynow.org. Vos derniers commentaires sur ce sujet?
ANJAN SUNDARAM : Mon rapport et mon livre, Bad News : Last Journalists in a Dictatorship – c’est mon deuxième livre – raconte comment le président Paul Kagame a fait taire la presse au Rwanda, pas seulement ma classe mais la presse du pays. Il décrit le parcours d’un pays lorsqu’il est réduit au silence et que la dictature et l’autoritarisme s’installent, un processus que nous observons dans de nombreux pays du monde et pas seulement au Rwanda aujourd’hui.