Pour éviter une troisième guerre… Il est impératif de trouver une issue à la crise dans la péninsule coréenne (traduction)

Pour éviter une troisième guerre… Il est impératif de trouver une issue à la crise dans la péninsule coréenne

Par Cheong Wook-Sik, Hankyoreh, 28 novembre 2023
Version anglaise – [Traduction : Jacques Grenier, à partir de la version japonaise du texte original rédigé en coréen]

La crise frappant la péninsule coréenne prend de l’ampleur, alors que l’on vient tout juste de faire table rase de l’accord militaire Nord-Sud du 19 septembre[1].  La diplomatie s’étant effacée, seule la puissance militaire s’imposerait donc maintenant quant à la voie à suivre.  Il est impératif de promouvoir une reprise résolument créative des pourparlers à six.

Pour éviter une troisième guerre… Il est impératif de trouver une issue à la crise dans la péninsule coréenne, Hankyoreh, 28 novembre 2023

Le monde entier a présentement les yeux rivés sur les guerres russo-ukrainienne et israélo-palestinienne.  Ainsi l’expression « les deux guerres » se retrouve partout en vogue.  La réalité cependant est tout autre. En janvier de cette année, les Nations unies nous annonçaient que le nombre de conflits dans le monde avait atteint son niveau le plus élevé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.  Sur la période s’étendant jusqu’à 2022, cinquante-cinq conflits armés ont éclaté dans le monde, et la durée moyenne du tiers de ces guerres, selon les calculs effectués autour de l’année 2020, s’étalait sur une période de huit à onze ans (les conclusions d’une étude menée conjointement par l’Université d’Uppsala, Suède et l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo, Norvège, confirment la déclaration des Nations unies).

Que penser d’une telle situation ?  Convenons d’entrée de jeu que dès qu’une guerre est déclenchée, il devient vite très difficile de parvenir à un armistice, voire mettre fin à la guerre.  Qui plus est, les Nations unies, les États-Unis, et les autres grandes puissances engagent de moins en moins d’efforts à tenter une médiation, alors même que leur capacité à la mettre éventuellement en œuvre se trouve  aujourd’hui particulièrement affaiblie. La situation est d’autant plus compliquée que les grandes puissances interviennent directement, et indirectement, dans le cours des guerres.  Ceci est dû en grande partie au fait que les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, qui bénéficient de divers privilèges au nom de la « paix et de la stabilité internationales », se retrouvent tous empêtrés dans une compétition stratégique.  En fait, l’état actuel du monde est tel que la diplomatie orientée vers la médiation, la résolution de conflits et la prévention des guerres s’est vue largement amputée de ses moyens et procédures.

Il ne faut pas chercher bien loin pour être convaincu du dicton selon lequel « il est plus difficile de mettre fin à une guerre que d’en commencer une ».  Voilà précisément la raison pour laquelle la péninsule coréenne se trouve toujours à l’étape d’un simple « cessez-le-feu », et que, jusqu’aujourd’hui, 70 ans après le début des hostilités, on n’est jamais arrivé à déclarer une fin à la guerre, ou un quelconque accord orienté vers la paix.  À travers toute la péninsule sont ainsi créées les conditions qui font craindre le retour d’une nouvelle guerre.  Les signes d’une crise, qui n’avaient cessé de s’accumuler depuis l’échec, en 2019, du processus de paix sont devenus encore plus visibles au vu des récentes déclarations provenant tant du Nord que du Sud, et qui scellent l’annulation des accords militaires  dits  du 19 septembre.  La crise est désormais autrement manifeste du fait que l’un des « garde-fous » voué à empêcher un conflit accidentel et une escalade est en train d’être mis en pièces.  Et malgré ces circonstances, la diplomatie visant à contenir la crise s’est carrément effacée.

L’interruption, en décembre 2018, du dialogue Nord-Sud a déjà mené à la plus longue période de suspension des rapports depuis l’année 1971.  Quant au dialogue RPDC [NdT, République populaire démocratique de Corée, i.e. Corée du Nord]-États-Unis, il se trouvait simultanément interrompu en octobre 2019.  La Corée du Nord a strictement fermé la porte au dialogue, et bien que la République de Corée [NdT, Corée du Sud] et les États-Unis aient maintenu que la porte du dialogue demeurait ouverte, aucun effort substantiel en ce sens n’a été tenté de leur part.  Existe-t-il aujourd’hui une solution alternative à la crise qui atteint la péninsule coréenne ?  Je pense qu’il est nécessaire de relancer, sous des formes créatives, les pourparlers à six qui sont intervenus entre 2003 à 2008 avec la participation de la Corée du Nord et de la Corée du Sud, des États-Unis, de la Chine, du Japon et de la Russie.  Plusieurs raisons militent en ce sens.

Premièrement, leur utilité centrale en vue de la gestion des crises.  S’il est vrai que les évaluations des pourparlers à six varient passablement, il est cependant bien clair que cet assemblage de nature multilatérale a contribué à la gestion et à la prévention des crises dans la péninsule coréenne dès le début des années 2000.  À l’époque, l’administration Bush, aux États-Unis, définissait la Corée du Nord, avec l’Irak et l’Iran, comme l’« axe du mal », et cibles possibles de frappes préventives.  L’accord de Genève liant la RPDC et les États-Unis avait déjà été abandonné et la RPDC s’était de fait lancée dans un programme de développement d’armes nucléaires à grande échelle.  Les pourparlers à six ont ainsi contribué, de manière significative, à cerner la situation.  Aujourd’hui, les relations Nord-Sud, de même que les rapports entre la Corée du Nord et les États-Unis ne cessent de se détériorer tandis que la probabilité même d’initier des dialogues bilatéraux demeure très faible.  À la lumière des exemples du passé, convaincu que le dialogue contribuera à la prévention et à la gestion des crises, je suis confiant de l’utilité des pourparlers à six.

Deuxièmement, considérer ensemble, à six, la situation sur la péninsule coréenne s’avère inéluctable.  Jusqu’à l’émergence récente des difficultés actuelles, force est de reconnaître que, à partir des années 1990, les relations entre la RPDC et la Chine, ainsi qu’entre la RPDC et la République de Corée avaient atteint une importance majeure, et ce malgré la déclaration irréversible de la Corée du Nord selon laquelle celle-ci s’était dotée de l’arme nucléaire puis le processus de sophistication constante de son arsenal.  En particulier, les relations entre la RPDC et la République de Corée ont même posé, pour un moment, la perspective d’une coopération sur le plan militaire.  L’alliance entre la Corée du Sud, les États-Unis et le Japon se renforce, par ailleurs, de jour en jour.  En réalité, les relations entre les trois États sont devenues si étroites qu’on peut maintenant les décrire comme alliance militaire triangulaire.  Par conséquent, il est de plus en plus à craindre qu’une structure de confrontation « Corée du Sud-États-Unis-Japon » vs « Corée du Nord-Chine-Russie » en péninsule coréenne, ne soit en train de se consolider.  Mais ce constat signifie pourtant, à l’inverse, que les six pays devraient plutôt se retrouver ensemble, et travailler de concert en vue de réduire les tensions sur le territoire.

Troisièmement, parvenir à la reprise du dialogue est possible. En tant que pays assurant la présidence, la Chine a maintenu sa position de principe selon laquelle les pourparlers à six doivent être réhabilités, et ce en veillant à ce que l’approche équilibrée, et exprimée à travers des expressions telles que « gel pour gel » [NdT, qui vise à la fois les exercices militaires conjoints États-Unis-Corée du Sud et les essais nucléaires en Corée du Nord], et « forums parallèles de délibérations » demeure privilégiée.  Incidemment, la Chine est la seule, parmi les six, à pouvoir encore maintenant communiquer avec chacune des parties. C’est ce qui ressort d’un récent sommet réalisé avec les États-Unis et le Japon, pays avec lesquels la Chine se trouve toujours pourtant en état de concurrence et de confrontation ouvertes.  Bien qu’elle n’ait pas attiré beaucoup d’attention, la proposition russe mérite également qu’on l’examine.  Lors d’une conférence de presse tenue à la suite d’entretiens avec le ministre nord-coréen des Affaires étrangères, Choe Son-hui, le 19 octobre, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, déclarait que la RPDC, la Chine et la Russie « soutiennent la mise en place d’un processus soutenu de négociations en vue d’échanger sur les questions de sécurité dans la péninsule coréenne, et ce sans conditions préalables ».  Cette dernière déclaration  exprime une position similaire à celle de la Chine évoquée précédemment.  La République de Corée, les États-Unis et le Japon n’ont cessé, de leur côté, de souligner la nécessité d’un dialogue avec la Corée du Nord.  Tout compte fait, l’option la plus réaliste pourrait être d’apaiser les tensions sur la péninsule coréenne à travers la reprise des pourparlers à six.

Si on veut donner aux pourparlers à six des chances de prendre forme, il est souhaitable de viser d’abord des objectifs minimalistes plutôt que maximalistes.  Les pourparlers à six envisageaient initialement la dénucléarisation de la péninsule coréenne et l’établissement d’un cadre pour la paix, puis, ultérieurement, les questions relatives au développement des rapports Nord-Sud et à la normalisation des relations entre la RPDC, les États-Unis et le Japon.  Au final, il s’agissait d’établir un cadre propice à la promotion de la paix et de  la sécurité pour toute l’Asie du Nord-Est.  Toutefois, à court terme, il apparaît très difficile d’atteindre ensemble tous ces objectifs.  Cela est particulièrement vrai pour ce qui concerne la dénucléarisation, sur laquelle n’ont cessé d’insister à la fois la République de Corée, les États-Unis et le Japon.  La même chose peut être dite quant à l’éventualité d’une inversion dans la politique hostile des États-Unis, ce qu’exige la Corée du Nord.  Dans ces conditions, la fixation d’objectifs maximalistes augmenterait la probabilité, au cas de pourparlers à six, que de nouvelles querelles provoquent une autre détérioration de la situation.

Il est donc nécessaire de fixer un agenda minimaliste et de s’efforcer de le réaliser en priorité.  L’essentiel est de prévenir un conflit accidentel et son escalade, dans la péninsule, ainsi que d’asseoir les mesures qui restaureront la confiance disparue au niveau militaire.  On devrait débuter par la réactivation d’accords existants.  Il s’agira notamment de rétablir l’accord militaire du 19 septembre, puis la ligne directe entre les deux Corées ; de suspendre les essais nucléaires menées par la Corée du Nord et toutes les autres activités impliquant les technologies touchant les missiles balistiques ; et de s’abstenir, de la part de la Corée du Sud et des États-Unis, d’exercices conjoints à grand déploiement.  Les enjeux entourant la  suspension de la coopération militaire entre la RPDC et la République de Corée, le déploiement de dispositifs stratégiques étatsuniens dans la péninsule coréenne, la suspension des exercices conjoints entre la République de Corée, les États-Unis et le Japon, ainsi qu’une déclaration officielle, de la part de tous les six,  qui garantirait la sécurité passive, i.e. le refus de recourir ou de menacer de recourir à la force, tout ça constitue, à part égale, les enjeux qu’il presse de prendre en compte.

La création, par les six, d’un « groupe d’étude conjoint » mérite aussi d’être retenue.  Une telle initiative pourrait devenir le lieu de discussion des questions qui sont d’intérêt fondamental pour le moyen et le long terme.  Ces sujets concernent tant la résolution de la question nucléaire pour l’ensemble de la péninsule coréenne que la transition de l’état de cessez-le-feu vers un régime effectif propre à assurer la paix.  De  même importance s’alignent les enjeux relatifs à l’édification d’un environnement contribuant à la paix et à la sécurité en Asie du Nord-Est ; à la normalisation des relations entre la RPDC et le Japon, et entre les États-Unis et la RPDC ; puis aux progrès à réaliser dans les domaines du contrôle des armements et du désarmement lui-même, à la largeur du Nord-Est asiatique.  Bien entendu, il est tout à fait possible que les positions des diverses parties concernées se heurtent encore durement.  De là la valeur d’un organe consultatif tel que proposé plus haut, et qui prendrait la forme d’un groupe d’étude conjoint.  Ici, il me semble que l’idée de convoquer préalablement une réunion d’experts civils issus de la communauté internationale – comprenant aussi des participants venus des six parties impliquées – , se révélerait une étape nettement prometteuse.  En effet, des personnes concernées provenant de secteurs variés de la société civile risquent fort de mieux faire émerger des opinions limpides, créatives et empreintes d’équilibre.

Cheong Wook-Sik est directeur de l’Institut pour la paix Hankyoreh et directeur du Réseau pour la paix.

Hankyoreh est un média coréen, également disponible en édition anglaise, japonaise et chinoise, qui se présente comme « le principal média progressiste de Corée ».

[1] La déclaration commune dite du 19 septembre a été adoptée le 19 septembre 2005 à Diaoyutai, Beijing.  Les six signataires en étaient : Christopher Hill (États-Unis), Secrétaire d’État adjoint pour les affaires d’Asie Orientale et du Pacifique ; Kenichiro Sasae (Japon), Adjoint au Directeur-Général aux Affaires d’Asie et d’Océanie ; Wu Dawei (Chine), Vice-ministre des Affaires étrangères ; Song Min-soon (Corée du Sud), Ministre adjoint aux Affaires étrangères ; Kim Kye-gwan (Corée du Nord), Vice-ministre des Affaires étrangères ; et Alexander Alexeyev (Russie), Ministre adjoint des Affaires étrangères.