Un rapport montre comment le complexe militaro-industriel détermine le discours des médias sur l’Ukraine
Par Bryce Greene, FAIR (Fairness and Accuracy In Reporting), 30 juin 2023
Texte original en anglais – [Traduction et révision : Échec à la guerre]
De riches donateurs financent depuis longtemps des groupes de réflexion [think tanks] aux noms officiels qui produisent des recherches reflétant les intérêts de ces bailleurs de fonds. L’industrie de l’armement est l’un des principaux contributeurs de ces usines à idées ; un rapport récent du Quincy Institute (1er juin 2023) montre à quel point les profiteurs de guerre influencent le discours national.
Le Quincy Institute – dont les fonds de démarrage provenaient principalement de George Soros et Charles Koch – a examiné 11 mois de couverture de la guerre en Ukraine dans le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal, du 1er mars 2022 au 31 janvier 2023, et a compté le nombre de fois que chacun des 33 principaux groupes de réflexion était mentionné. Sur les 15 groupes de réflexion les plus souvent mentionnés dans la couverture [voir tableau ci-dessous], un seul – Human Rights Watch – ne reçoit pas de financement de la part de sous-traitants du Pentagone. L’analyse du Quincy Institute a révélé que les médias étaient sept fois plus susceptibles de citer des groupes de réflexion ayant des liens avec l’industrie de la guerre que des groupes de réflexion n’ayant pas de liens avec l’industrie de la guerre.
Nombre de mentions de 15 groupes de réflexion dans trois grands médias étasuniens
(concernant le soutien militaire des États-Unis à l’Ukraine)
GROUPE DE RÉFLEXION | Nombre
de mentions |
Financement de
l’industrie militaire |
Center for Strategic and International Studies | 157 | Oui |
Atlantic Council | 157 | Oui |
Human Rights Watch | 118 | Non |
Carnegie Endowment for International Peace | 109 | Oui |
American Enterprise Institute | 101 | Oui |
Council on Foreign Relations | 88 | Oui |
German Marshall Fund of the United States | 79 | Oui |
Brookings Institution | 66 | Oui |
Foreign Policy Research Institute | 58 | Oui |
RAND Corporation | 53 | Oui |
Center for a New American Security | 47 | Oui |
Chicago Council on Global Affairs | 34 | Oui |
Stimson Center | 31 | Oui |
Middle East Institute | 23 | Oui |
Hudson Institute | 19 | Oui |
Avec 157 mentions chacun, les deux principaux groupes de réflexion sont l’Atlantic Council et le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Ces deux groupes de réflexion reçoivent des millions de dollars de l’industrie de la guerre. L’Atlantic Council est depuis longtemps le groupe d’experts de l’OTAN, l’organisation militaire dont l’expansion vers les frontières de la Russie a été un facteur déterminant dans la décision de la Russie d’envahir l’Ukraine. Les deux groupes de réflexion reçoivent des centaines de milliers de dollars de Raytheon et Lockheed Martin, des entreprises qui ont déjà reçu des milliards de dollars de contrats du Pentagone à la suite de la guerre en Ukraine.
Le New York Times (7 août 2016) a révélé que le CSIS produisait un contenu qui reflétait les priorités de ses bailleurs de fonds concernant l’industrie de l’armement. Il a également « organisé des réunions avec des fonctionnaires du ministère de la Défense et des membres du Congrès pour faire valoir les recommandations » des bailleurs de fonds militaires.
En plus de montrer l’énorme influence des groupes de réflexion, le rapport du Quincy Institute souligne à quel point il est difficile de retracer le niveau précis du financement de l’industrie de la guerre dont bénéficient ces groupes de réflexion, et de savoir exactement quels intérêts ils représentent. « Les groupes de réflexion ne sont pas tenus de divulguer leurs bailleurs de fonds », écrit Ben Freeman, auteur de l’étude, et « de nombreux groupes de réflexion dressent la liste de leurs donateurs sans indiquer le montant des dons, tandis que d’autres se contentent d’énumérer les donateurs par plages de contributions (par exemple, de 250 000 $ à 499 999 $) ».
Si l’étude ne visait pas à établir un lien de cause à effet entre le financement de l’industrie de l’armement et les positions des groupes de réflexion, elle reconnaît que le financement joue généralement un rôle majeur dans la formation des institutions. « Les bailleurs de fonds, écrit M. Freeman, sont en mesure d’influencer le travail des groupes de réflexion par le biais des mécanismes de censure, d’autocensure et de filtrage des perspectives ». En d’autres termes, les personnes ayant des points de vue contraires à ceux des bailleurs de fonds ne feraient probablement pas long feu dans ces groupes de réflexion.
Qu’il y ait ou non un lien de cause à effet, il existe une corrélation marquée entre le financement de l’industrie de la guerre et les positions belliqueuses. « Les groupes de réflexion ayant des liens financiers avec l’industrie de l’armement soutiennent souvent des politiques qui profiteraient à cette dernière », note le rapport. Par exemple, un article du 6 février 2023 de l’Atlantic Council plaide contre « tout compromis avec le Kremlin », tandis qu’un autre, daté du 16 janvier 2023 et intitulé Equity for Ukraine (L’Équité pour l’Ukraine), affirme que l’Ukraine a « le droit de détruire des infrastructures critiques en Russie et de plonger Moscou et d’autres villes dans l’obscurité ».
Au début de l’année, le président de l’American Enterprise Institute (AEI) – cinquième sur la liste, avec 101 mentions – a été cité à de nombreuses reprises dans le Wall Street Journal (par exemple, les 20 et 25 janvier 2023), affirmant que « les chars et les véhicules blindés de transport de troupes sont essentiels » et que le fait d’accepter de les fournir « fera savoir à l’Ukraine qu’elle peut se permettre de risquer et de dépenser davantage de son arsenal actuel de chars dans des opérations contre-offensives parce qu’elle peut compter sur leur remplacement ». Le 9 juin 2023, l’AEI est allé jusqu’à suggérer que les États-Unis fournissent des armes nucléaires tactiques à l’Ukraine, ce qui pourrait facilement dégénérer en guerre nucléaire totale.
Le Quincy Institute n’a pas trouvé un seul cas où une organisation médiatique a révélé que sa source recevait des fonds de l’industrie de la guerre, occultant ainsi la façon dont les parties intéressées peuvent façonner la couverture ou promouvoir des recommandations politiques qui profitent directement à leurs bailleurs de fonds.
L’étude a révélé que les positions sur la guerre des quelques groupes de réflexion qui reçoivent peu ou pas de financement de la part de sous-traitants du Pentagone sont radicalement différentes. Moins influencées par l’industrie de la guerre, ces organisations mettent l’accent sur « l’exposé plutôt que sur l’analyse prescriptive, sur le soutien aux solutions diplomatiques et sur l’impact de la guerre sur les différentes parties de la société et de la région ».
Human Rights Watch, qui n’accepte pas de fonds de l’industrie de la guerre, « était agnostique sur la question de la fourniture d’une assistance militaire des États-Unis à l’Ukraine » et s’est plutôt « concentrée sur les violations des droits de la personne dans le conflit ». La Fondation Carnegie, qui reçoit moins de 1 % de son financement de cette industrie, n’a jamais été citée comme préconisant une augmentation des dépenses militaires ou des ventes d’armes pendant la guerre d’Ukraine.
L’un des principaux moyens utilisés par les grands médias corporatifs pour fabriquer le consentement des citoyen.ne.s à la politique étrangère des États-Unis consiste à sélectionner soigneusement les sources et les voix qu’ils présentent et à réduire l’éventail des débats. Bien que cela puisse prendre la forme d’une répétition non critique des déclarations des représentants du gouvernement, cette recherche démontre qu’il existe des moyens plus subtils par lesquels les médias peuvent promouvoir les objectifs d’entreprises ou d’États sous les apparences d’un journalisme indépendant.